L'histoire d'Amira n'est pas un cas isolé. Le fanatisme religieux a «emporté» son époux et l'a séparée de lui. Mais Amira ne veut pas croire ni participer à la division des Tunisiens. C'est grave mais c'est ainsi : le spectacle désolant des Tunisiens qu'on a vus divisés à la place du Bardo : d'un côté, les protestataires revendiquant la chute de l'ANC et du gouvernement et, de l'autre, les défenseurs de la légitimité du pouvoir en place, a fini par être projeté au sein de la famille tunisienne. Le climat de tension et de tiraillement s'est, en effet, répercuté sur les individus, sur les ménages et sur des familles entières où l'on déplore des dissensions allant jusqu'à la séparation des couples mariés. Témoignage. C'est l'histoire d'Amira, la quarantaine, mère de deux enfants. Elle vient consulter chez un pneumologue pour «une gêne respiratoire, récente, apparue brutalement sans antécédents allergiques ni asthme», raconte-t-elle à la patiente assise à côté d'elle dans la salle d'attente d'un cabinet médical. La nervosité est perceptible dans les gestes et le regard d'Amira qui ne cesse de consulter sa montre. Subitement, sans préliminaires, elle regarde sa voisine et lui lance : «que pensez-vous de ce qui nous arrive, les Tunisiens ? Pauvre Tunisie, qu'allons-nous devenir et que vont devenir nos enfants? Je ne pardonnerai jamais à ceux qui sont responsables de l'introduction du terrorisme dans notre pays, qui ont divisé les Tunisiens et qui ont introduit la violence dans notre quotidien». Les propos d'Amira sont ceux de monsieur et madame tout-le-monde ; les Tunisiens ne parlent plus que de cela, où qu'ils soient, à longueur de journée et de nuit, au point d'en perdre le sommeil, de faire des cauchemars et de se quereller entre époux, entre frères et/ou sœurs entre parents et enfants. Et Amira en sait quelque chose. Jihad et endoctrinement Sans chercher à maîtriser sa colère due, entre autres, à son impuissance face au cours des événements, Amira raconte à haute voix : « depuis qu'Ennahdha gouverne le pays, ma vie a basculé, ma famille a été anéantie et a vécu des événements tragiques ; je suis séparée de mon mari depuis plusieurs mois et ma belle-famille a perdu deux de ses jeunes enfants au Jihad en Syrie. Un de mes beaux-frères est un extrémiste religieux, virulent ; après l'accession d'Ennahdha au pouvoir, il croit que tout est permis et s'acharne à endoctriner ses frères et leurs enfants, leur inculquant une idéologie étrangère à l'Islam que nous connaissons en Tunisie, et il a réussi puisque ma famille est détruite». Amira veut rompre le mur du silence. «J'étais heureuse avec mon mari et mes enfants ; ma famille et celle de mon mari sont musulmanes pratiquantes, la religion y est très présente ; je suis aussi pratiquante et j'ai fait la prière cinq fois par jour pendant 23 ans. Mon mari était lui aussi pratiquant et était un bon mari et un bon père avant que son frère, un adorateur de Rached Ghannouchi, ne lui inculquât de nouvelles idées fanatiques et lui fît passer des journées entières à la mosquée sous prétexte qu'on ne lui a jamais enseigné le vrai Islam, celui du Jihad, du Takfir et de la Chariâa. Petit à petit, mon mari a commencé à changer, à s'endurcir et à devenir violent avec moi et avec ses enfants. Notre vie est devenue un enfer et la séparation inévitable. Je vis aujourd'hui loin de mon époux, sans raison valable sauf le fait que mon mari et moi ne partageons plus les mêmes visions, les mêmes enseignements religieux, ni le même mode de vie. Par réaction à tout cela et par désespoir, j'ai cessé de faire la prière et j'ai même échangé mon hijab contre des tenues plus légères, plus modernes (Amira porte un débardeur et une jupe en jean courte), car je pense que la foi est quelque chose de personnel et personne n'a le droit de la dicter ni de juger le degré de piété des gens ». Arrogance et hypocrisie Comme beaucoup d'autres Tunisiens, Amira est révoltée contre la manipulation et surtout l'arrogance et l'hypocrisie de certains soi-disant défenseurs de l'Islam : « mon beau-frère a deux fils qu'il n'a jamais encouragés à aller au Jihad en Syrie ; en revanche, il ne cesse de pousser les enfants des autres », râle-t-elle. Amira porte en elle la crainte d'un avenir incertain pour ses enfants et l'angoisse lui fait perdre le sommeil : «j'ai autant peur pour ma fille que pour mon fils ; le projet de société que nous concocte les islamistes ne présage rien de bon et pour preuve, le terrorisme est désormais à nos portes, dans nos quartiers, les assassinats politiques en plein jour au vu et au su de tous, le pays est presque en faillite sur tous les plans». Cette fois, Amira ne peut plus retenir ses larmes et sa voisine, tout en essayant de la calmer, la conseille d'aller consulter un psychologue tout en lui expliquant que la gêne respiratoire est peut-être due à une forte angoisse. Amira n'est pas un cas isolé. Pour preuve, l'importante augmentation du nombre des consultations à l'hôpital Razi pour des dépressions et des formes d'angoisse comme celle d'Amira, au cours de la période post-révolution. Ce sont les médecins soignants de cet hôpital qui ont alerté, en 2012, l'opinion publique et les responsables politiques. Le climat général du pays ne s'est pas assaini pour autant et les derniers événements du Chaâmbi ainsi que les deux assassinats politiques, de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, ont fini par aggraver la situation et affecter davantage l'état psychique d'un bon nombre de Tunisiens surtout les personnes les plus sensibles. Seule contre tous, Amira ne voit pas le bout du tunnel. La division des Tunisiens, elle la vit dans sa chair, dans son foyer. C'est pour cela qu'elle ne participe pas au sit-in du Bardo : « les querelles politiques ont divisé les Tunisiens, moi, je suis pour le dialogue, pour la tolérance, pour la main tendue...C'est désormais le seul moyen pour reconstruire ce qui a été démoli au sein de ma famille et dans l'ensemble de la société ».