Fermetures, changements de lignes éditoriales, perte d'autonomie politique et financière, menaces de mort... Les journalistes tunisiens sont au cœur d'une redoutable collision entre médias, politique et argent. L'affaire du journaliste Soufiane Ben Farhat, démissionnaire de la chaîne Nessma, renvoyé de Radio Shems FM et entré dans une grève de la faim serait-elle le révélateur des menaces et des indicateurs de régression qui concernent la liberté de la presse et mettent en jeu l'existence d'un secteur en entier ? Tout porte à le croire. L'ampleur de la vague de colère et de soutien que suscite cette affaire dans les milieux médiatiques et syndicaux et auprès de l'opinion publique dépasse la réaction à un fait isolé. Elle serait le dernier palier d'une escalade de menaces et d'une succession de crises qui ont secoué le secteur en cette période de transition. Menaces extérieures et fragilités intérieures Retard à activer le Code de la presse et à créer l'instance de régulation du secteur de l'audiovisuel, articles liberticides dans le projet de constitution, nominations des responsables des médias publics par le gouvernement et leur immixtion dans les lignes éditoriales, sit-in et pressions sur la télévision publique, déclarations violentes des dirigeants du parti majoritaire au pouvoir, campagnes de dénigrement à l'encontre des «médias de la honte », agressions physiques et verbales contre les journalistes, procès inéquitables, licenciements abusifs, arrestations et interrogatoires... Le passage à une information libre et indépendante après le 14 janvier s'est violemment heurté à une absence de volonté politique du gouvernement du 23 octobre qui a tôt exprimé sa frilosité et son hostilité au rôle de contre-pouvoir des médias. Pour Larbi Chouikha, professeur en sciences de l'information et de la communication, les menaces extérieures contre la liberté d'expression se doublent tout aussi gravement d'une fragilité interne qui expliquerait la vulnérabilité des médias aux manœuvres politiques. « Sous d'autres cieux, la démission de deux journalistes d'une chaîne de télévision susciterait un phénomène de solidarité de l'intérieur même de cette chaîne et il est impensable qu'un patron agisse à sa guise. Il y a les conseils de la rédaction, les sociétés des rédacteurs et toutes les structures internes de régulation et de protection qui s'activent en pareilles circonstances. » Pour cet ancien membre de l'Inric (Instance de Réforme de l'Information et de la Communication), le spectacle qu'offre le paysage médiatique actuel est fruit de l'accumulation des retards de la régulation, des mauvaises pratiques, de l'absence de transparence des règlements intérieurs et des ressources des entreprises de presse... Une confusion qui ne les met pas à l'abri de l'immixtion du politique. «Cette situation s'exprime clairement à travers l'évolution des médias publics censés assurer le transfert d'une information gouvernementale à une information de service public. Deux conditions restent à remplir : la première est la volonté politique qui est encore absente ; les nominations gouvernementales des responsables de ces médias en sont la meilleure illustration. La seconde est l'engagement des journalistes à élever la frontière entre les directions et les rédactions au moyen des codes de conduite, des mécanismes de régulation et des règlements intérieurs capables de trancher en cas de transgression... C'est d'une conscience professionnelle qu'il faudra désormais se doter pour se prémunir contre les menaces extérieures», conclut Larbi Chouikha. Les propagandistes et les prédateurs Etablir la barrière de sécurité entre le journalisme et la politique c'est aussi ce que propose Riadh Ferjani, professeur de sociologie de l'information et membre de la haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica). Dénonçant la récente diffusion sur la télévision publique des interrogatoires des présumés coupables d'actes terroristes, il précise : « La propagande n'est pas un contenu mais une manière de faire croire à la véracité d'un contenu. C'est la pire des collisions entre le journalisme et la politique. Il y a aujourd'hui permanence du système de la propagande auquel s'ajoute gravement une autre collision avec les puissances de l'argent. Celles-ci commencent à s'exprimer au grand jour et à dicter les fluctuations des lignes éditoriales et les alignements partisans. D'où les dérives que nous constatons.» Pour ce sociologue de l'information, la Haute autorité de régulation dont il est membre et qui vient de s'attaquer avec beaucoup de retard à un secteur à la dérive, l'objectif est de se rapprocher du modèle nordique et de réussir un certain équilibre et une forme de coexistence entre un secteur public développé et des médias privés qui ne soient pas régis par la seule loi du profit. Mais pourquoi donc la Haica fait-elle figure d'acteur silencieux dans l'affaire du licenciement du journaliste Soufiène Ben Farhat ? Riadh Ferjani répond sans faux-fuyants : «Nous avons un cadre juridique et des prérogatives de régulation et de veille à l'amont. Dans l'affaire de Soufiène Ben Farhat et de radio Shems FM, nous sommes très concernés par la gouvernance de cet établissement où l'Etat est actionnaire à raison de 69%. Nous veillons à ce que la règle déontologique y soit respectée mais n'avons pas les prérogatives nous permettant d'intervenir directement dans un conflit de travail tel la rupture d'un contrat. Nous intervenons en cas de manquements à la déontologie».