M. Imed Derouiche, géophysicien et expert en énergie, met le doigt, dans cet entretien, sur les défis à relever par le secteur de l'énergie en Tunisie et propose des solutions optimales aux problèmes qu'il présente. Comment expliquez-vous la hausse considérable du budget consacré à la compensation de l'énergie ? En effet, on parle aujourd'hui, de plus en plus, de la masse budgétaire consacrée à la compensation de l'énergie et qui est passée de 600 millions de dinars en 2010 à 5 milliards de dinars actuellement, devenant un poids qui pèse sur l'équilibre du budget et qui dicte des solutions urgentes. Cette hausse incombe, essentiellement, à deux facteurs ; à savoir la hausse du prix du baril de pétrole, d'une part, et la dépréciation de la valeur du dinar par rapport au dollar, de l'autre. Il est, également, important de souligner que c'est depuis 2004 que la Tunisie est passée à une situation où elle doit équilibrer sa balance énergétique. C'est à partir de cette date que la consommation a dépassé la production et depuis le creux a continué de se creuser avec une tendance à la hausse de la consommation et une diminution des ressources. Par ailleurs, la compensation se justifie par le fait que la Tunisie produit du pétrole brut et importe un produit fini à consommer, acheté au prix international et revendu aux consommateurs à un prix inférieur au prix d'achat. Par ordre décroissant, les produits les plus compensés sont le GPL, le gazoil, l'essence normale et l'essence sans plomb. Le GPL est, à titre d'exemple, compensé à 150%. Comment se porte, aujourd'hui, le secteur tunisien de l'énergie ? La Tunisie importe 45 % de ses besoins en gaz, elle l'importe principalement du pipeline Transmed en provenance de l'Algérie, la redevance appliquée au passage du gaz algérien via le territoire tunisien étant de 5,25 %. On importe, en outre, 90% du GPL (gaz de pétrole liquéfié) qui est un produit raffiné, principalement importé de l'Algérie. L'Etat dépense beaucoup d'argent pour compenser la production de l'énergie électrique et l'énergie employée pour le secteur industriel. La question qui se pose est comment combler le déficit de la balance énergétique? Quelles sont, à votre avis, les solutions les mieux appropriées au contexte tunisien ? La Tunisie a opté, durant les dernières années, pour le développement des énergies renouvelables et s'est même fixé comme objectif de faire passer la part d'énergie provenant des énergies renouvelables à 20%. Un objectif, fixé à l'époque de Ben Ali, qui me semble chimérique. Je pense, en effet, que ce choix fait partie de ceux que les gouvernements font juste pour plaire aux bailleurs de fonds internationaux, alors que leur efficacité est hypothéquée dès le départ. Il est certain qu'il y a des personnes qui pensent qu'il est possible de combler le déficit énergétique par le développement d'énergies renouvelables, notamment de l'énergie solaire, mais à ma connaissance et à ce jour, nous n'avons pas encore vu d'avions ou de voitures qui fonctionnent grâce aux énergies renouvelables. Il me semble qu'il est difficile, voire impossible, de remplacer le pétrole et je crois qu'on finira par produire le pétrole dans des laboratoires. S'agissant de l'éolien et du solaire, il est important de noter que ce sont des énergies dont la production est coûteuse. Les pays où elles sont développées ont des industries appropriées qui créent de la richesse. Il ne faut pas oublier qu'il n'y a pas d'études faites sur la durée de vie, l'usure et les modalités d'adaptation des panneaux photovoltaïques au climat tunisien. A mon avis, il serait, judicieux de faire des expériences pilotes dans les pôles touristiques, notamment à Hammamet, à Sousse et à Djerba. Un tel choix permettra d'alléger la facture énergétique des unités hôtelières et de donner une bonne image de la destination. Pour revenir aux solutions les mieux appropriées pour combler le déficit de la balance énergétique, je dirais qu'il y a deux issues possibles qui devraient être envisagées sérieusement, il s'agit du développement des champs de gaz déjà découverts, d'une part, et du gaz de schiste, de l'autre. La Tunisie dispose, en effet, de champs de gaz découverts et qui sont encore non développés. Les retards d'exploitation sont, principalement, inhérents à la législation qui régit le secteur et à la spéculation que certains s'ingénient à faire, afin de maximiser leurs gains. Il est opportun de penser, dans ce cadre, à revoir la loi qui régit l'exploration et l'exploitation des champs énergétiques en pensant, notamment, à réduire les délais fixés entre la date de la découverte et celle de l'exploitation effective. S'agissant du gaz de schiste, je pense que, contrairement à l'alarmisme dont font preuve certains groupes, son exploitation permettrait à la Tunisie de combler largement son déficit énergétique. Je tiens à rappeler à ce propos que les Etats-Unis ont 37.000 puits de gaz de schiste et que depuis le recours à ce produit, le prix du gaz a notablement baissé dans ce pays, sachant qu'il était l'un des plus grands importateurs en la matière. Certains reprochent au gaz de schiste le fait qu'il serait polluant et nocif pour l'environnement, accusations qui demeurent non prouvées. Les données qu'on a, aujourd'hui, est que la Tunisie dispose de réserves assez importantes de gaz de schiste. L'exploitation de la réserve, située dans le sud du pays et qui est estimée, selon l'EIA (Energy international association) à 18 TCF ( Trillion Cubic feat), permettra de rapporter 80 milliards de dollars sur une vingtaine d'années, soit 4 milliards de dollars par an qui combleront, amplement, le déficit de la balance énergétique. L'exploitation du gaz de schiste est-elle vraiment néfaste ? A cette question, je répondrais que faite dans le respect des normes et des règles préétablies, cette activité n'est pas plus dangereuse que celle de l'extraction du gaz ordinaire. Certains parlent du risque de contamination de la nappe phréatique ; ce qui est un risque minime, du fait que cette nappe se situe à une faible profondeur, alors que les réservoirs de gaz de schiste se situent à 2400 mètres de profondeur. Il faut savoir que l'extraction du gaz se fait via des tubes qui traversent les parois couvertes de béton pour anéantir les risques de fuite. Certes, on n'est jamais à l'abri d'éventuels accidents, mais ils sont tellement minimes qu'aux States, par exemple, on n'en dénombre que quatre ou cinq sur les 37.000 puits que ce pays compte. Et puis que se passerait-il si l'Algérie ou la Libye se mettaient à exploiter le gaz de schiste ? Est-ce qu'on va pouvoir arrêter la pollution de la nappe phréatique — si pollution il y a — ? Va-t-on faire la guerre à nos voisins ou va-t-on rester dans l'expectative ? Sachez, en tout cas, qu'il existe un rapport de l'Académie française des sciences, daté du 13 novembre 2013, qui se présente en porte-à-faux de toute la classe politique française anti schiste. Par ailleurs, la technologie avance et de nouvelles méthodes d'exploitation sont en train d'être développées et je pense que d'ici deux ans, on finira par trouver des méthodes optimales d'extraction. Il est, enfin, important de noter que c'est un secteur qui permettra d'absorber un grand nombre de chercheurs d'emplois. Au-delà de 100.000, dès le départ. Pensez-vous que le gouvernement Jomâa puisse aller dans ce sens ? M. Jomâa part avec un pronostic positif, étant un ingénieur qui veille, jusqu'à présent, sur le secteur de l'industrie et qui est, de surcroît, le candidat pour le poste de chef de gouvernement de la machine à production (Utica) et non pas de la machine politique. Aussi suis-je presque certain qu'il n'occultera pas le secteur du gaz de schiste, vu son importance économique et sa capacité à résorber une bonne partie du chômage.