Il y a quelques mois, c'est le petit parc Gezi, dont la destruction était annoncée, qui avait mis le feu aux poudres à Istanbul. Des milliers de manifestants étaient sortis dans la rue et le mouvement s'était étendu à d'autres grandes villes de Turquie comme Ankara (qui, je le rappelle, est bien la capitale de la Turquie), Izmir ou Antalya. Aujourd'hui, c'est un scandale politico-financier sans précédent qui secoue la Turquie, et c'est sur fond de dégringolade de la monnaie et de la Bourse turque que la place Taksim est évacuée à grand renfort de gaz lacrymogènes et de canons à eau. A l'époque, la contestation précise s'était transformée en un rejet plus général de la politique pratiquée par l'AKP — parti islamiste au pouvoir — et son Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, de plus en plus critiqué pour ses dérives autoritaires. Aujourd'hui, les manifestants réclament le départ du Premier ministre éclaboussé par un scandale de corruption qui touche les fils de trois ministres de son gouvernement, ainsi que des personnalités proches du pouvoir (comme quoi, on peut se réclamer de l'Islam et être aussi corrompu qu'un païen). Un remaniement ministériel et quelques démissions n'ont pas suffi à calmer une rue de plus en plus hostile à Erdogan. Il faut savoir que la Turquie, pays musulman à 96% mais laïque, est dirigée depuis 11 ans par un parti issu de la mouvance islamiste, qui, selon beaucoup, souhaite islamiser en catimini la société turque. Si la laïcité est un principe constitutionnel intangible en Turquie, la laïcité turque consiste en le contrôle de la religion par l'Etat — et non la séparation de l'église et de l'Etat, comme en France. Ainsi, par exemple, le port du voile est interdit dans les universités et les administrations publiques. Cependant, ce gouvernement fait preuve d'une certaine tolérance sur ce sujet : autrement dit, pas de réformes radicales rompant avec la laïcité toujours officielle, mais une inflexion de plus en plus nette de la vie sociale sous l'emprise des normes religieuses. Pourtant, les islamistes de l'AKP ont souvent été cités en exemple, ils ont toujours suscité les compliments les plus élogieux (à une époque où éloges et Islam n'étaient pas souvent associés) et ils sont arrivés au pouvoir par les urnes et en toute transparence. De plus, la Turquie connaît un développement économique impressionnant, et affiche un taux de croissance de plus de 9% malgré la crise économique mondiale. Il n'en fallait pas plus pour que Ennahdha, par la voix de Rached Ghannouchi, se réclame de ce parti et le cite comme modèle d'un islam modéré, démocrate et ouvert. Par ailleurs, cette analogie présentait un double mérite : à l'échelle internationale, elle diffusait l'image d'islamistes assagis et modérés, tandis qu'à l'échelle nationale, elle permettait de promettre aux Tunisiens des réussites économiques semblables à celles que connait la Turquie (Ovipot, Souhire Medini, mai 2013). Mais depuis quelques temps, les islamistes tunisiens semblent avoir pris quelque distance avec leurs homologues turques. Interrogé sur la valeur du modèle turc sans laïcité, Rached Ghannouchi a rétorqué que chaque pays avait ses spécificités et que la laïcité ne faisait pas partie des valeurs tunisiennes. Puis, le vent ayant tourné en faveur des Frères musulmans en Egypte, Ennahdha s'est tout de suite reconnue dans cette branche de la confrérie, pour finalement prendre tout le monde de court en affirmant –toujours par la voix de son leader : « Le meilleur exemple de société alliant démocratie et justice sociale, ce sont les pays scandinaves, et nous comptons nous en inspirer». Sachant que la tradition islamique est profondément libérale et que le Coran favorise explicitement la productivité et le libre commerce («l'argent et les enfants sont la beauté de la vie»), cherchez l'erreur... Malgré ce revirement, l'analogie entre les partis islamistes tunisien et turc reste d'actualité : si le Parti de la justice et du développement (AKP) a réussi le pari du développement, il semble être passé assez loin de sa promesse de justice : suites aux dernières interpellations, Erdogan a ordonné une purge sans précédent dans la hiérarchie de la police, dont plusieurs dizaines de hauts gradés qui ont été démis de leurs fonctions et remplacés par des hommes jugés plus «sûrs». Peut-être a-t-il été inspiré par ses homologues du gouvernement tunisien et les milliers de nominations arbitraires qui ont touché tous les secteurs : intérieur, magistrature, fonction publique (y compris de personnes soupçonnées de terrorisme), médias... Quand on sait, d'après le très sérieux dictionnaire bilingue Larousse/Essabil qu'au terme «Ennahdha» on trouve les traductions suivantes : avancement, éveil, essor, redressement, relèvement, renouveau, renaissance, résurgence, rénovation, boom, capacité, énergie, force et... progrès (!), je laisse à chacun le soin de cocher les cases des réalisations «nahdhaouies» répondant à toutes ces définitions... Aux mêmes critiques répond la même ligne de défense, avec, en tête de liste, une formule prête à l'emploi, directement sortie de son emballage, que servent aussi bien les obsédés de l'invasion des extra-terrestres, les paranoïaques les plus profonds que les atteints du syndrome de persécution: la théorie du complot. Et du coup, l'analogie revient au galop : quand Erdogan parle de «conspiration à grande échelle», Rached Ghannouchi dénonce «des forces étrangères désireuses de faire échouer le processus démocratique». Et quand l'un parle d'une «opération qui vise à porter atteinte à l'avenir de la Turquie», l'autre fustige «les ennemis de la Tunisie» ou «les orphelins de l'ancien régime» (pas ceux ralliés à sa cause, naturellement : ceux-là on trouvé refuge dans les bras de leur mère adoptive Ennahdha). En fait, quelle que soit l'apparence qu'ils abordent (démocrates, modérés, modernes, réformistes...), les partis qui se réclament des lois divines ou qui en font leur fonds de commerce ont tous le même visage sous le masque. Malgré des spécificités nationales, des rythmes différents ou des méthodes propres à chaque pays, ils annoncent une même et unique idéologie: une bonne vieille dictature au nom de Dieu. Et toute critique à leur encontre relève alors soit du sabotage ou du complot, soit — lorsque celle-ci est plus pertinente — du blasphème ou de la mécréance. Cela rappelle Louis-XIV qui, en 1655 (toujours cette idée de progrès), aurait déclaré au Parlement qui contestait ses édits : «L'Etat, c'est moi ». Mis au goût du jour et du pays, cela donnerait : « La Religion, c'est nous», ou pire encore : «J'y suis, j'y reste !». * Titre original : Same script, different cast.