Par Hamma HANACHI C'est à croire que le siècle dernier avait commencé en 1914, tellement les médias, tous genres confondus, nous montrent des documents inédits ou rediffusés sur la Grande Guerre. Tout le monde connaît les larges lignes du déclenchement de la plus meurtrière des guerres. Le démembrement de l'empire ottoman, l'assassinat à Sarajevo de l'archiduc héritier du trône d'Autriche-Hongrie, François Ferdinand et de sa femme Sophie, l'entente cordiale entre la France et l'Angleterre, l'alliance russo-française, le rôle du président français Poincaré et du tzar Nicholas II, de Pierre Ier de Serbie, etc. Mais ce qu'il y a de nouveau et d'intéressant dans ces témoignages, ce sont les reportages sur les vies parallèles, les épiphénomènes, les choses minuscules causantes, les détails éloignés, les petites vies courantes des masses, de l'élite, inscrits dans leur cadre. Aussi, a-t-on eu plaisir à découvrir, à la radio comme à la télé, ce début de siècle sous l'angle de la vie de personnages célèbres, un reportage sur le couturier Paul Poiret, celui qui a libéré la femme du corset, un document relatant 24 heures dans Les années folles, les endroits à la mode, des visites dans les ateliers des artistes de Montparnasse ou de Montmartre, une famille ordinaire, les costumes, la danse , les boissons prisées, le cinéma, les phénomènes liés à leurs contextes. Bref, toute la grammaire des faits et gestes anodins qui font la grande histoire . Les dimanches, pendant les après-midi d'hiver, se ressemblent hélas, partout dans le monde, ils sont tristes «Avec ou sans Bécaud» disait Brel. Il y a encore et toujours la télé pour nous épargner la vue du ciel en nuages. Dans la foulée des célébrations de la fameuse année 1914, la chaîne Arte diffusait, dimanche 12, un documentaire, intitulé Dans l'ivresse des couleurs, film de Martina Müller, sur la peinture avant-gardiste à la veille de la guerre. Une exposition en cours à Bonn, intitulée Klee, Marc, Macque et Delaunay sert de déclencheur. Les trois artistes allemands, Klee, Marc et Macque, se rencontrent à Bonn, cette ville de retraités, disait le dernier. Au début du XXe siècle, un art nouveau se fait jour et avec lui apparaît, un tourbillon de couleurs, un peintre à leurs yeux incarne la modernité, il n'est pas allemand mais parisien, éminemment parisien, Robert Delaunay. Celui qui peint la Tour Eiffel, symbole en fer des temps nouveaux, il a osé les couleurs flamboyantes, joyeuses, les lumières franches, une peinture spontanée. La série Les fenêtres illustre sa démarche, reflets du soleil sur les vitres, éclats de couleurs et irisations. Les trois amis admirent Delaunay, chacun à sa façon, l'un lui emprunte la palette de couleurs, l'autre la composition, etc. Ils optent pour un style nouveau «Nous ne sommes pas de braves gens, nous voulons faire tout voler en éclats», déclaraient-ils. La critique conformiste ne les épargnera pas «Des singes hurleurs qui font gicler les couleurs». Suivent des échanges productifs avec Delaunay qui leur rend visite à Bonn, accompagné du poète Guillaume Apollinaire, fervent admirateur de l'art moderme. Avril 1914. Paul Klee (1879-1940), August Macque (1887-1914) et Louis Moilliet (1880-1962) font un voyage en Tunisie, ils y découvrent une lumière qui changera leur vision de la peinture. Macque n'aura pas le temps d'approfondir ses recherches, il sera mobilisé en août de la même année, il croyait revenir avant Noël, il sera tué un mois plus tard sur le champ de bataille en Champagne. Klee, en lutte permanente avec la couleur, dessinera sans relâche, Saint Germain (actuelle Ezzahra), Sidi Bou Saïd, Hammamet et Kairouan. La révélation de la peinture lui est venue de cette lumière particulière, il se consacrera à la peinture, l'aquarelle, pastel et surtout au dessin ; dans beaucoup de ses œuvres il utilise des motifs orientaux inspirés de son voyage. Théoricien, il enseignera au Bauhaus, ses œuvres, ses expositions rencontreront beaucoup de succès. A Kairouan, il note dans son journal, des phrases restées célèbres dans l'histoire de l'art «La couleur me possède...je suis peintre». Avril 2014. La Tunisie célèbrera le centenaire de cette visite. Dans des lieux différents, Djerba, Gammarth, Tunis, des expositions, des films, des conférences seront organisés. Le Goethe Institut, le Centre Dar Cherif à Djerba, Chérif fine Art et l'Espace d'art Sadika, ont décidé de monter une série d'événements commémorant cette visite historique. Dimanche 13 avril 2014 à Gammarth, le centre Sadika présentera une exposition, «Paul Klee et le tapis tunisien / Aux portes de l'abstraction», accompagnée de la publication d'un beau livre, le vernissage sera ouvert par une ou deux conférences de présentation, suivi par des projections de films. A cette occasion, Brahim Ouerzazi, voyagiste tunisien (Travelacademy Events avec Agentour Fur Kunsvermittlung, agence allemande), a invité l'Orchestre symphonique de Stuttgart pour deux concerts à l'Acropolium. Un groupe de journalistes allemands effectuera une visite sur les lieux où Klee et Macque ont résidé, cent ans plus tôt. Un centenaire fêté comme il se doit, loin des désastres de la guerre.