L'Académie tunisienne Beït Al Hikma vient de publier successivement deux ouvrages, le premier est consacré au grand poète mystique persan Djalaleddine Rûmi (1207-1273), dans le cadre de la commémoration du 8e centenaire de sa naissance et l'autre à la poésie classique persane. Il s'agit en fait d'actes du colloque qui s'est déroulé dans l'enceinte de cette prestigieuse institution les 27 et 28 mai 2007 et qui a réuni d'éminents chercheurs et professeurs universitaires venus d'Iran, du Liban et d'Egypte aux côtés de leurs collègues tunisiens. A l'initiative de l'ambassade d'Iran, l'Académie Beït Al Hikma a abrité les 27 et 28 mai 2007 un important colloque dédié à l'un des plus grands mystiques et poètes de l'Orient soufi, Djalaleddine Rûmi ou Mevlana. En préambule, le président de l'académie tunisienne, le professeur Abdelwahab Bouhadiba, écrit‑: «Nous avons appris, grâce à Rûmi, que l'amour est à la base de tous les rapports sociaux et que l'Islam est, par excellence, la religion de l'amour. Le patrimoine de Rûmi, le Persan, est tout à fait unique, car on ne le retrouve nulle part ailleurs et dans aucune autre civilisation. Nous sommes en droit d'en être fiers». Sur les pas de Rûmi Né à Balkh, dans l'actuel Afghanistan, il fuit avec sa famille devant l'avancée des Mongols et s'installe à Konya, en Turquie, alors sous domination seldjoukide. Succédant à son père, docteur en religion, il y enseigne la jurisprudence et la loi islamique. En 1244, il rencontre un mystique d'une beauté divine, Shams de Tabriz dont on ne sait presque rien, sinon qu'il va bouleverser sa vie. Avec ce compagnon, Rûmi apprend l'embrasement d'amour, l'union contemplative, la science cachée. Shams, ange et démon à la fois, disparaît seize mois plus tard, sans doute assassiné. Quel fabuleux phénomène a opéré cette métamorphose? Comment naquirent cinquante mille vers inoubliables? Quelle est la nature de ce feu qui a «brûlé» Rûmi? Depuis le XIIIe siècle, cette histoire d'amour fou ne cesse de hanter la littérature persane. Après cette tragique disparition, Rûmi crée alors un rituel de musique et de danse qui vaudra à son Ordre des Mevlavis l'appellation de «derviches tourneurs». Il meurt à Konya, où son tombeau est un lieu de pèlerinage. Divers aspects de ce monument de la poésie mystique ont été mis en lumière par les participants au colloque, de nationalités iranienne, marocaine et tunisienne. Par ailleurs, le Pr Mokdad Arfa Mensia a étudié, d'une façon remarquable, la vie et l'œuvre de Mevlana J. Rûmi, en mettant en valeur l'influence de sa pensée sur l'Orient et l'Occident. Il a également donné une liste de ses ouvrages, en particulier ses odes mystiques et ses Ruba'iyat (quatrains), traduits en plusieurs langues, ainsi qu'une bibliographie exhaustive des études qui lui ont été consacrées. On doit à Rûmi des lettres, le «Livre du dedans» «Fihéma Fih», un recueil de discours sur la spiritualité soufie, et divers opuscules. En poésie, il disait succéder à Sana'i et à Attar. Il écrivit des quatrains, un recueil d'Odes pour Shams, comprenant plusieurs centaines de ghazals et de quatrains, et surtout un Mesnavi de plus de 50.000 vers, toujours vénéré comme une somme persane du soufisme. Sultan Valad, son fils, devint le maître de l'ordre Mevlaviyé en 1284 et écrivit en persan de nombreux livres poétiques et mystiques. La poésie de Rûmi est une extraordinaire musique de symboles. Ses images ont une beauté concrète, illuminent toutes les directions de l'âme et du monde et renvoient partout la lumière de Dieu. Chaque vers ouvre à la contemplation, réverbère un appel de l'invisible et semble danser d'extase dans l'amour. Si Rûmi s'est exprimé à travers des contes et des anecdotes, c'est pour que l'homme «au cœur aimant mais à l'esprit faible puisse saisir la vérité», (Mesnavi). Le soufisme n'est pas destiné aux âmes bouffies d'érudition, mais aux cœurs prêts à mourir et à renaître. Le soufi ne pense pas Dieu: la vraie connaissance est une intuition contemplative qui s'éteint dans l'ineffable. L'homme est plus que l'homme : entre l'ange et l'animal, il est ce paradoxe d'un amas de boue détenteur d'un dépôt divin et calife de la création. «Dans ton âme, il y a une âme : cherche cette âme». Connaître Dieu est à la fois une sortie de l'ego et un retour à soi-même. La réponse vient de la source même des questions : la fin de l'homme est son commencement, et tous deux sont à Dieu. Aussi, nul ne cherche Dieu avant de l'avoir trouvé, car c'est Dieu qui révèle l'homme à lui-même en se révélant à lui. Pour se souvenir de l'Invisible, il faut renoncer au visible, déjouer l'illusion du monde: les biens matériels, les ambitions, les orgueils sont un esclavagisme et une liberté empoisonnée. Le soufi mène une guerre contre ses vices, l'oubli de Dieu, les passions. La prière (Zikr) enlève la rouille du cœur pour le rendre transparent à Dieu, car seule la beauté voit la beauté, seule l'âme connaît l'âme. L'âme du soufi est brûlée et réduite en cendres par l'amour‑; elle devient le ciel et la terre et se confond avec Dieu comme la goutte d'eau et la mer. La création est un miroir de Dieu, un embrun tiré de son Océan, un jeu d'amour infini entre les créatures et leur Créateur. «Tu as façonné ce Je et ce Nous afin de pouvoir jouer au jeu de l'adoration avec Toi-même. Afin que tous les Je et Tu deviennent une seule âme et soient à la fin submergés dans le Bien-aimé» (Mesnavi). Dieu est le seul but ; rien n'est hors de Lui, autre que Lui, sans Lui. Chaque brin d'herbe est une parole divine, et il n'est rien qui ne contemple l'Unité divine. Dieu se voit comme en transparence dans la beauté des univers. Le soufi est un nomade, un migrateur regagnant sa patrie originelle. Prisonnière du corps, l'âme est un oiseau en cage. Elle doit répondre à l'attraction de l'amour puis émigrer vers Dieu. Sous la conduite d'un maître spirituel, elle passe par des brûlures d'amour, des seuils de lumière, des degrés d'intimité avec Dieu. A la mort, le soufi ne meurt pas ; c'est un jour de noces où l'âme, jusque-là empêchée par le corps, voit se réaliser l'union parfaite avec Dieu. Selon Rûmi, le saint est un pilier de l'univers. Il fait pleuvoir la grâce sur les êtres, maintient la vérité de la religion et la présence de Dieu. Le maître soufi est «un roi sous son froc» ; il règne sur tous les mondes ; il est au-delà de l'impiété et de la religion. «Enivré du vin divin, sage sans livres ; il est un printemps éternel dans le désert du monde» (Odes mystiques). Les origines du soufisme Né avec l'Islam, le soufisme ne s'est inscrit que progressivement dans l'histoire. Pendant les premiers siècles, il fut une spiritualité discrète et ascétique, sans nom et sans statut social clair et reconnu, ne s'exprimant guère par des écrits. Les premiers mystiques furent des compagnons du Prophète désirant approfondir leur foi et vivre la soumission à Dieu jusqu'à l'extinction totale en Lui. C'est au IXe siècle, en Irak, que les soufis se regroupent autour de maîtres comme Djonaïd. A Bagdad, Halladj, un mystique d'origine persane, est condamné et crucifié en 922, après avoir révélé une vérité scandaleuse pour les théologiens et tenue secrète par les soufis. Son effacement en Dieu l'avait poussé à dire Ana'lhaq (Je suis la Vérité), autrement dit, il n'y a que Dieu, si bien que l'homme est fondamentalement un avec l'Unité divine. Dans les premiers siècles de l'Islam, le soufisme fut souvent combattu par les théologiens qui l'accusaient d'hétérodoxie et de libertinage. Mais au XVIe s., le théologien Ghazali, suite à une crise intérieure, trouva son salut dans la voie et la spiritualité soufies. Il opéra alors la jonction entre la théologie et la musique‑; si elle ne mit pas fin aux tensions entre religieux et soufis, cette conciliation favorisa leur rapprochement intellectuel. Le soufisme a connu ses grandes «sommes» aux XIIe et XIIIe s. avec les œuvres de Ibn Arabi (1165-1241) et de Mevlana Rûmi (1207-1273). Représentants respectifs des versants occidental et oriental du soufisme, ils ont synthétisé l'essentiel de la tradition soufie, alimentée par plusieurs siècles d'expériences spirituelles. Le monde persan est un haut lieu du soufisme. Il s'y implanta profondément au Xe s. et devint puissant le siècle suivant. Il ne cessa par la suite de s'étendre dans la société et d'imprégner la vie et la poésie. Dans l'âge d'or du soufisme persan, Attar, Ruzbehan Shirazi, Mezani, Sohra Vardi, Saâdi, Hafiz et, bien sûr, Mevlana Rûmi ont laissé des poèmes, des traités et des témoignages de spiritualité qui ont traversé les siècles. On oublie souvent que ces grands poètes mystiques iraniens ont tressé une couronne lyrique et métaphysique unique dans l'histoire des peuples. Mevlana Rûmi en fut, en est et en sera, aussi longtemps que le monde sera monde, le miroir, l'âme et le cœur où se reflètent les passions et les vices de l'humanité. ––––––––––––––––––––– * Mevlana Djalaleddine Rûmi, poésie soufie, Beït Al Hikma, avril 2010.