• Dans les variations concomitantes des festivals d'été, celui de la médina vient s'intercaler dans la ligne d'attaque des nuits ramadanesques, célébrées à travers tout le territoire, en prenant le pas sur tous ceux qui l'ont devancé Mardi dernier, la bonbonnière a vibré au rythme de la musique traditionnelle soufie avec Abbas Bakhtiari et l'ensemble iranien Pouya (recherche en persan). Que dire de cette enivrante et grisante musique, sinon qu'avec ses moments de tension et de repos, ses alternances rythmiques, instrumentales et vocales, elle a fait voyager les auditeurs dans une dramaturgie intérieure, jouant sur plusieurs registres de l'âme et actualisant une alchimie des sentiments. Jelaleddine Rûmi est le fondateur de la congrégation ou ordre des derviches tourneurs au XIIIe siècle. Il a écrit l'immense Mesnavi, surnommé le «Coran persan», dans lequel une spiritualité d'amour et de contemplation s'exprime à travers un fleuve de poésie et de contes. Rûmi disait : «Dans les cadences de la musique et la grâce de la danse, est caché un secret, si je le révélais, il bouleverserait le monde». C'est ce à quoi s'est évertué l'artiste iranien en voluant nous restituer, ne serait-ce qu'un tout petit fragment de l'héritage culturel du soufisme iranien, jalousement gardé dans les «tékiés», monastères et conservatoires en Iran et en Turquie. Le soufisme d'Abbas Bakhtiari, loin de suggérer une ambiguïté diabolique des sons musicaux, crée de véritables rituels de musique où les chants coraniques et les litanies mystiques alternent avec les méditations instrumentales. A ses dires, la musique fait entendre l'intimité de Dieu et de l'homme avec le mystère de la parole, à l'origine des mondes. La musique provoque un reflux de l'âme vers l'unité et du monde vers la contemplation. Les soufis turcs et iraniens ont mis en garde contre une musique qui exalte l'égoïsme plutôt qu'elle ne fait trouver Dieu. Jouer, danser, chanter ou écouter exige des vertus et une préparation spirituelle, sans quoi le concert serait illégitime. Musiciens et public doivent partager une même connivence de cœur et d'esprit. Les instruments médiums de l'invisible Cette osmose était la composante fondamentale qui a prévalu tout au long du concert où les instruments ont révélé qu'ils sont dotés d'une personnalité sonore, nous confie Abbas Bakhtiari, parce qu'ils s'adressent et correspondent à des types d'âmes et de destins. Ils sont des êtres vivants, des médiums de l'Invisible. Ils ont leurs humeurs, leurs moments de grâce ou d'absence, et il faut les traiter avec amour et soin. Ils sont fabriqués dans des matières nobles, du noyer ou du mûrier, et dans des peaux d'agneau ou de chèvre. Il y a le daf (tabla pourvue de petits anneaux en métal), le tar (luth à six cordes), le setar (luth à trois cordes pincées), le kamancheh (forme de vielle jouée avec un archet), le santur (instrument à cordes frappées) et le ney (flûte en roseau). Pour Rûmi, sa sonorité est un gémissement d'amour. Coupé de la jonchée, le ney pleure cette séparation et chante la plainte du soufi, lui aussi coupé de Dieu et expirant d'amour pour lui. La profondeur du Mesnavi Dans ce concert de musique soufie, l'artiste iranien (établi en Europe depuis une trentaine d'années où il dirige le centre culturel iranien Pouya, à Paris) a surtout chanté des extraits du Mesnavi et du «Fihe ma fihe» (le livre du dedans) de Rûmi. A l'intérieur du Mesnavi, il a choisi des vers pour leur qualité véritablement allégorique. Il nous a entraînés dans la profondeur de Rûmi et en a épousé l'obscurité, les sinuosités et les éclats. Il a même pénétré et vivifié ces vers en s'attachant par la voix à suivre les chemins du feu et de l'égarement de l'esprit. A un moment donné du spectacle, Abbas Bakhtiari s'est écrié : «Je suis shams de Tabriz». Il était comme illuminé, enflammé, tétanisé, inspiré qu'il était par cette Perse mystique et charnelle. Il semblait décidé à lever les voiles, même les plus intimes, sur la passion dévorante de Rûmi pour Shams. A l'occasion de la célébration du XIe centenaire de la parution de l'épopée héroïque du «Chah-Namé» du grand poète épique persan Ferdawsi, l'université de Cambridge sera au centre d'une importante manifestation culturelle à laquelle participera Abbas Bakhtiari. Il en a profité pour chanter des extraits du «Chah-Namé» ou Livre des rois. «Aujourd'hui, la maison du divin est toute en lumière. Tous les amis y sont rassemblés». Par amis, il entendait les grandes références du soufisme : Hafiz, Sohraverdi, Nezami, Rûmi, Ferdawsi, etc. La soirée s'est achevée avec des extraits de Hafiz, le grand poète lyrique persan. De la sorte, l'esprit du public s'est trouvé touché par la grâce de l'intensité émotionnelle et sonore de la voix. Et cet esprit a vagabondé de l'effet mélodique au concept mystique dans une quête initiatique de la vérité.