Par Khaled TEBOURBI Que d'émotion, l'autre jour, à la vue de Hédi Kallel intégrant son nouveau logis. Le chanteur, icône des années 50, vivait jusque-là dans la plus totale précarité. Deux cents dinars à peine pour revenus, et le risque imminent d'être «débarqué» de son appartement de location au Kram. A 87 ans, et de graves problèmes de santé, la situation confinait à l'abandon. Insoutenable. Il y a deux ans, on s'en souvient, quelques collègues musiciens avaient essayé de «donner l'alerte» en organisant une collecte à la maison de la culture Ibn-Rachiq. Très peu avaient répondu à l'appel. Et le pécule réuni suffisait juste à couvrir les besoins d'un petit mois. Depuis, on n'en a plus parlé. Comme si laisser dans l'indigence un artiste de ce calibre, une voix immémoriale de la chanson tunisienne, était «une fatalité» à laquelle nul ne pouvait rien. Hédi Kallel, Dieu merci, a, maintenant, un domicile propre. Don d'un homme d'affaires mélomane, par l'entremise fort favorable du syndicat des chanteurs professionnels. On remercie tout le monde, bien sûr. Le donneur et le syndicat. De même que tous ceux qui ont accouru (le nouveau ministre de la Culture, en premier) manifester leur joie à l'occasion. On s'interroge, néanmoins : et si tout cela n'avait pas eu lieu? S'il n'y avait pas eu cette rencontre «fortuite» entre un homme d'affaires mélomane, généreusement prodigue de son argent, et les dirigeants du syndicat des chanteurs professionnels? N'extrapolons pas «a posteriori» : Hédi Kallel, le chanteur icône des années 50, la voix immémoriale de la chanson tunisienne, en serait encore à se débattre dans les pires difficultés. Livré à l'indigence qu'il endure, dans l'ignorance de tous. Voilà bientôt cinq décennies entières. Affrontant, seul, l'insoutenable calvaire de l'indifférence et de l'abandon. Car, c'est bien le sort des artistes aujourd'hui en Tunisie. Ils n'ont pas de statut, pas de protection sociale, pas de «caisses mutuelles», encore moins de réelles garanties de retraite et d'avantages légalement dus aux auteurs créateurs. Ils exercent leur art, ils vivent leur moment de gloire, ils amassent éventuellement fortune, mais quand ils doivent céder la place, quand le talent et le succès viennent à leur faire défaut, quand l'âge et/ou la santé les force à quitter la scène, ils passent irréversiblement, parfois en un rien de temps, de la lumière à l'obscurité. Les musiciens de «la belle époque», comme Hédi Kallel et beaucoup d'autres, disparus ou encore en vie, sont généralement les plus atteints. Des commentaires hâtifs, mal informés, l'attribuent à «l'imprévoyance» et au mode de vie «relâché» qui étaient alors d'usage dans le milieu artistique. La vérité est pourtant toute claire, évidente : les artistes chanteurs de la belle époque, fussent-ils des vedettes consacrées, courues par les larges publics, ne gagnaient rien, absolument rien en comparaison avec ce qui se gagne dans la profession musicale de nos jours. C'étaient des «stars» à cachet modique. Ce n'étaient pas, non plus, des salariés de la radio et de la télévision nationale, comme ce fut le cas de l'extrême majorité des chanteurs de l'après-Indépendance. Et ils n'avaient pas à leur disposition des éditeurs surpuissants, des circuits de concerts, et des chaînes satellitaires proposant des contrats mirobolants. On a tort de ne pas rappeler souvent que les pontes de l'âge d'or de la musique et de la chanson tunisiennes, les Riahi, Tarnane, Jouini, Jamoussi, Fathia, Chafia et puis même la génération «intermédiaire» transfuge de l'école de Taht Essour, les Ridha El Kalaï, Mokrani, Kallel, etc. ne pouvaient «empiler» des comptes en banque, ni posséder des châteaux. Ils vivaient bien, certes, et ils soignaient leur image et leur port, mais ils vivaient presque tous, au jour le jour. Ni «imprévoyance» ni «mode de vie relâché». Objectivement, concrètement, ils n'avaient que les moyens d'entretenir une carrière. Pas de «marge d'avenir». Pas de quoi assurer les lendemains. Ce qui est arrivé à Hédi Kallel était, somme toute, dans «l'ordre des choses». Simplement, il fallait y penser plus tôt, beaucoup plus tôt.