Avec la fin de la Troïka et la perspective des prochaines élections, l'idée d'une «future alliance entre islamistes et libéraux» est vaguement lancée... «Raison nationale» ou manœuvre politicienne ? Le paysage politique a horreur du vide et le consensus a encore bonne presse. La Constitution à peine adoptée et le gouvernement Jomâa installé, le débat politicien a, de sitôt, refait surface. Pas le temps d'une trêve, dimanche 3 février, la chaîne de télévision nationale prend l'initiative de cueillir, à froid, les déclarations des présidents d'Ennahdha et de Nida Tounès. Filmés à domicile, Rached Ghannouchi et Beji Caïd Essebsi attestent, chacun de son côté, qu'«aucune alliance n'est à exclure si elle doit servir l'intérêt du pays...». Le sujet n'avait alors émané d'aucune préoccupation citoyenne, l'opinion étant alors concentrée sur « les bienfaits d'un gouvernement d'indépendants». Lotfi Zitoun : «Ennahdha poussera le consensus vers une alliance avec les libéraux» Preuve que le débat est fabriqué, c'est au tour de Lotfi Zitoun, compagnon de Ghannouchi et membre du Conseil de la choura d'Ennahdha, d'exposer, lundi 4 février sur les ondes d'une radio de grande écoute, la vision de son parti concernant la reconfiguration du futur paysage politique. «Nous avons réussi le consensus autour du gouvernement et de la Constitution. Pourquoi ne pas continuer sur cette voie ? Nous voulons que la prochaine étape soit gérée de manière tout aussi consensuelle. Ennahdha ne présentera pas un candidat à la présidence de la République pour ne pas créer de nouvelles divisions dans la société tunisienne. Elle n'exclut pas non plus une alliance avec les libéraux !». Et même si, quatre jours après, le chef de Nida Tounès a rectifié son propos et défendu clairement le front libéral de l'Union pour la Tunisie, des personnalités publiques auront déjà mordu à l'hameçon de l'union sacrée. Le juriste Slim Laghmani en fait partie. «Lotfi Zitoun a montré que le rationalisme n'est pas d'un seul bord», publie-t-il, sur sa page Facebook. Expliquant son statut, Laghmani étaye le scénario de Zitoun : «Sur le fond, la transition ne s'achèvera pas avec les prochaines élections. Elle ne prendra fin, comme en Espagne et ailleurs, qu'avec la première alternance. Un Front national pour affronter les cinq prochaines années n'est donc pas à exclure, au contraire, il est à espérer. Mais tout cela reste suspendu à une condition rédhibitoire : l'établissement de la vérité sur les assassinats politiques. Cette vérité est la condition sine qua non de mon adhésion à la constitution de ce que je nommerai «Front national de reconstruction». Dans une conférence intitulée «Schismes politiques, culturels et sociaux dans la Tunisie post-révolutionnaire», Hatem Mrad, professeur de sciences politiques, n'exclut pas le scénario d'une éventuelle alliance entre Nida Tounès et Ennahdha. «Cette union peut être envisagée. Elle a l'avantage de faire valoir la stabilité et de permettre à l'un et à l'autre d'avoir un pied dans la politique». «Pourquoi pas !», lancent des citoyens de tous bords, si l'intérêt du pays et la paix civile l'exigent. Est-il pour autant possible de poursuivre la stratégie gagnante du consensus jusque dans la course électorale sans porter atteinte au principe libre et démocratique des élections ? A quoi ressemblerait et à qui profiterait en particulier une alliance entre islamistes et libéraux ? Serait-elle viable dans l'ombre des différences qui marquent les deux projets de société ? Hammadi Redissi : «Les régimes consensuels s'apparentent aux dictatures» Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques et philosophe, est catégorique : «Orienter le paysage politique vers un scénario consensuel est une manœuvre politicienne d'Ennahdha qui n'a aujourd'hui qu'un objectif : faire baisser la vigilance des partis libéraux, diviser la gauche, isoler et marginaliser les derniers récalcitrants». A l'argument de la stabilité, le politologue oppose celui de la démocratie. Dans une démocratie, la vigilance est toujours de mise et le paysage politique ne peut être clarifié qu'après les élections... Sinon à quoi servent les suffrages ? Pour H. Redissi, cette manœuvre permet aux islamistes d'Ennahdha de s'inscrire sereinement dans l'étape à venir et dans une logique de victoire, sans s'embarrasser d'opposition, de critique, ni de comptes à rendre sur le bilan de ses deux gouvernements. «A l'approche des élections, ils n'hésiteront pas à faillir à leur deal et à changer de stratégie, si le contexte leur est favorable. Avec une montée aux extrêmes, deux mois avant les élections, ils donneront le coup de grâce, un coup fourré. S'ils ont à nouveau le vent en poupe à la veille des élections, pourquoi voulez-vous que les islamistes se privent de saisir l'opportunité. Au dernier quart d'heure, ils décideront de se battre». Les libéraux n'ont qu'un choix, conseille le politologue : avancer en front uni et mener une campagne dans les règles de l'art, autour du bilan désastreux de la Troïka et sur la base du clivage existant entre ceux qui ont échoué et ceux qui ont des choses à proposer. «Soutenir le contraire, c'est essuyer d'un revers de main les principes élémentaires de la politique et de la démocratie». Et ces principes disent notamment que le consensus politique est fait pour sortir de crise mais n'est pas une stratégie de gouvernance... Que les régimes consensuels, légitimes mais peu démocratiques, s'apparentent plus aux dictatures... Que la démocratie n'est pas un long fleuve tranquille... Avec ses «pour» et ses «contre», l'idée d'une future alliance islamo-libérale n'est à ce stade encore qu'un ballon d'essai.