Elle fait partie de la première génération de chorégraphes et danseurs tunisiens. De retour en Tunisie à la fin des années 80, elle avait des étoiles plein la tête, des projets et des ambitions pour son métier. Parcours, combat et trace... Si on faisait un flash-back, comment s'est déroulé votre retour en Tunisie ? Quand je suis revenue en Tunisie en 1985, c'était pour participer à la création d'Anne-Marie Sellami «Les noces », un projet qui a rassemblé des danseurs tunisiens un peu dispersés dans le monde et des chorégraphes étrangers, français... On ne se rendait pas compte, alors, que ce spectacle-là allait jouer le rôle de déclic pour le lancement de la création de la danse contemporaine en Tunisie. En 1986, il y a eu « Ismail Pacha », un travail de Mohamed Driss et Taoufik Jebali, et je me suis retrouvé de plain-pied dans le monde du théâtre. Ces deux expériences étaient une belle entrée en matière pour revenir au pays définitivement en 1988. Un long parcours avec la danse... Quel constat faites-vous aujourd'hui ? De mon long parcours, je fais deux constats : un premier, personnel, et un autre, sur le métier et la profession. Au niveau personnel, je me dis que si c'était à refaire, je pense que je referais tout sans aucun regret, même s'il y a des choses qui m'ont fait du mal. Tous les gens que j'ai rencontrés ici et ailleurs, les moments de bonheur et de plaisir, restent incontestablement les plus importants... Mais on espère toujours mieux pour la danse et pour soi. Concernant la profession, nous avons perdu beaucoup de temps à cause de gens qui détestaient la danse et qu'on a laissé faire... Je fais, bien entendu, la différence entre l'absence d'infrastructure, les textes de loi inappropriés, le manque d'ancrage et toutes les choses réalisées grâce uniquement à la volonté des gens. Et pourtant il y a eu des choses qui se sont faites dans le pays dans le domaine de la danse ! Même si c'était du temps de Ben Ali, il faut reconnaître que, quand la volonté existait chez certains politiques éclairés, qui défendaient cet art, comme Moncer Rouissi, ministre de la Culture en 1991... A l'époque, il y a eu création d'une commission pour la danse dans laquelle je me trouvais et où on avait travaillé pendant des mois pour écrire un texte incluant dans les lois la création du métier de danseur — qui n'existe toujours pas —, la création d'une direction de la danse, la création du ballet national, la formation et la création d'un lycée (sur le modèle du lycée sportif), le ballet national de l'enfance (qui n'a jamais été créé)... L'administration a continué à faire le travail : une nomination, un budget, mais pas de statut... Comment expliquez-vous cette mentalité toujours réfractaire par rapport à la danse ? Je pense qu'on voulait des choses « jolies ». Il n'y avait pas de volonté de faire plus grand. Le problème était politique : on voulait un ballet national parce que ça faisait chic. C'est synonyme d'ouverture, de modernité, mais il ne fallait pas que ça devienne plus ambitieux que cela. Cela vient aussi d'une grande ignorance, parfois même de nos intellectuels et artistes, pour qui la danse, ce n'est pas très sérieux. En plus de cela, il y a aussi la question du corps « tabou », avec tous ces ministres qui regardaient de travers la danse. Et pourtant, j'ai tout essayé avant la dissolution du ballet national, qui est resté sans statut. J'ai pris l'initiative de faire un statut avec un juriste, que j'ai proposé à la discussion, mais on ne m'a jamais convoquée. Là, j'ai compris qu'ils ne voulaient pas faire des choses pour la danse... Ils voulaient surtout tuer la danse... Ce sont des années de black-out total, jusqu'à l'arrivée de Abderraouf Basti au ministère de la Culture, qui a installé l'aide à la création. Il a hésité sur le sort de la danse et... il y a eu la révolution !... Et la danse ne fut pas du tout une priorité, bien qu'il semblerait qu'on ait doublé le budget de la danse. Malgré tout ce que vous dites, la danse existe bien en Tunisie et nos danseurs et chorégraphes sont connus sur la scène internationale ? Bien entendu. Malgré tout, il y a des choses qui se sont faites en parallèle. La danse est devenue un secteur de la débrouillardise, dans un pays où les arts sont dépendants de l'aide de l'Etat : des festivals indépendants, des écoles de danse ont vu le jour... On a appris à créer en cherchant l'argent ailleurs, mais c'était des années noires pour des gens qui ne sont pas partis et qui se sont battus pour exister avec beaucoup de difficultés. Ce qui est regrettable, c'est que la danse en Tunisie ne s'est pas développée comme il se doit : nous qui étions leaders dans le monde arabe en danse contemporaine, maintenant, il y a des choses magnifiques qui existent ailleurs. Rien que le festival de Rammallah, en Palestine, est un exemple pour dire que, quand la volonté politique existe, tout est possible. Quel regard portez-vous sur la relève ? Nous, nous sommes une génération sacrifiée, mais ce n'est pas grave. Il y a une deuxième génération intermédiaire qui, en grande partie, travaille en Europe. Ce sont eux qui pourront prendre la relève pour la défense du métier, et pas uniquement en dansant et en créant. La danse existera toujours grâce à nous tous, mais le combat se fait avec les outils. Quant à la jeune génération, elle doit arrêter de se plaindre de tout. Il faut qu'elle apprenne à définir les problèmes, être précise, aller directement vers les choses essentielles. Il faut aussi savoir ce qui s'est passé, il ne faut pas avancer en amnésique. D'où puisez-vous la force de continuer ? C'est une question de tempérament, je continue de créer, de transmettre, de défendre ce en quoi j'ai toujours cru. En plus, on fait un métier fantastique : la danse est une grande leçon de tolérance et de compréhension de l'autre. La danse ne se pose pas de questions sur la différence : c'est un art premier à part entière, et il mériterait plus d'égards... c'est une part pour tous, même si on nous a bassiné la tête pendant longtemps avec ces histoires d'élite et d'art élitiste : un préjugé ! Une vision abstraite de ce qu'est l'élite ! C'est nul et non avenu ! Et, à chaque fois que je fais un stage, j'en ai la confirmation quand je vois plus de trente enfants dans un village du Cap Bon venir participer à un stage et être encouragés par les parents... Je défie quiconque d'oser me dire que la danse, c'est un art élitiste.