Tout le monde le sait, Imed Jemaâ est une personne discrète, bosseuse et dévouée. Tout le monde dans le milieu de la danse, ici et ailleurs, lui reconnaît son amour et son endurance dans un domaine qui est jusqu'à aujourd'hui marginalisé et ignoré. Evoquer le parcours de Imed Jemaâ ne revient pas à se complaire à dépeindre un profil, ni à énumérer les succès, les étapes et les revers de 28 ans de carrière. C'est surtout saisir la nécessité de l'action à mener pour promouvoir et conférer le droit de cité à un art dont le statut rame encore à être reconnu. Tous les jours, il donne rendez-vous à ses danseurs à Mad'art pour une séance d'entraînement et de répétitions. Un danseur c'est de l'entretien, un danseur c'est de l'entraînement, un danseur c'est de la sueur et la saveur du parquet. Dans quel état d'esprit êtes-vous actuellement ? Je vis depuis des années déjà dans un désenchantement total de ce qu'on pourrait nommer le milieu de la danse en Tunisie. Pourtant, il fut un temps où j'y croyais vraiment. Je croyais qu'en décrochant, en 1992, le Grand Prix prestigieux de Bagnolet, j'allais voir des perspectives réelles se présenter à moi et aux autres, que le talent et la reconnaissance méritaient de l'intérêt. Malgré la situation que vous décrivez et dont vous vous peignez, vous et tous vos collègues, la danse existe bel et bien chez nous… Certes, mais la déception était souvent au rendez-vous. Chacune de mes démarches, tendant à construire une structure qui va dans le sens de la reconnaissance du métier, est tombée comme dans l'oreille d'un sourd. Le bureau de la direction de la musique et de la danse croule sous les nombreuses demandes d'aide, de soutien et des projets que j'ai entrepris. Aujourd'hui, ma désillusion est telle que, chaque jour, je pense sérieusement à baisser les bras, mais la danse est la seule chose que je sais faire, c'est ma vie et ma raison d'être, c'est pour elle que j'ai été renié par ma famille et je n'arrête pas de me dire que ce n'est pas le moment d'abandonner. Qu'est-ce qui fait que vous y êtes toujours ? Aujourd'hui, au bout de plus de vingt ans de carrière en tant que danseur, interprète et chorégraphe, je me retrouve encore dans ce domaine qui m'a fait tellement souffrir, grâce à des jeunes qui tiennent tellement à faire de la danse leur métier. C'est avec des jeunes comme eux que le Centre chorégraphique méditerranéen que j'ai créé existe ou plutôt continue à résister. Comment fonctionne donc ce centre ? Au fait, ce centre chorégraphique, que Raja Ben Ammar et Moncef Sayem hébergent à Mad'art, est un laboratoire de recherche chorégraphique que j'anime pour ces jeunes qui sont volontaires et bénévoles et qui, par conséquent, ne sont pas rémunérés. C'est pour dire que des gens qui tiennent à la danse, et rêvent d'en faire leur métier, existent mais la danse est un art exigeant. C'est un travail quotidien qui demande un grand effort physique et mental. La danse est une question de passion et d'endurance. Je pense aussi qu'elle est une activité de jeunesse et de jeunes. Sans les jeunes, la danse n'existerait pas, et même si les anciens y sont encore, ils ne peuvent être qu'encadreurs. La danse est une question d'énergie qui doit se renouveler tout le temps. On reproche à la danse d'être un art hermétique, parfois même en rupture avec le public. Qu'en pensez-vous ? Je ne pense pas que la danse en Tunisie soit en rupture avec le public, mais elle n'est pas un art tous publics. Ce n'est pas un art populaire, il reste toutefois élitiste et ce n'est pas grave, à mon avis. De par mon expérience, je n'ai jamais souffert de l'absence du public, même s'il est très restreint. Pendant longtemps, j'ai assuré des rendez-vous réguliers à El Teatro et actuellement à Mad'art, et je suis toujours content de voir une salle pleine avec un public qui s'y intéresse. Ce que je conteste c'est qu'on veuille forcément y amener les gens «de force», en faisant d'une performance un spectacle gratuit, ce qui est une forme d'irrespect à l'artiste et à son effort. Je ne vois pas pourquoi la danse doit être le seul art gratuit dans le paysage culturel. Vous semblez critiquer le «Printemps de la danse» de Sihem Belkhoja. Pourtant, vous étiez l'un de ses plus proches collaborateurs… Oui, je ne le nie pas, mais c'était le seul cadre où il y avait des jeunes et je croyais vraiment à son projet. Au bout de quelques années, j'ai perdu mes illusions et je suis parti. Quelle est votre vision de la danse ? La danse à laquelle je crois, c'est la danse qui demande de grandes conditions physiques. Ce qu'on appelle la «non-danse», c'est cet exercice facile qui, au bout de quelques années d'expérience, devient du savoir-faire qui impressionne certains, mais qui ne dupe pas les professionnels. Surtout pour une personne comme moi qui est venue à la danse des arts martiaux; je persiste et je signe que la danse est un vrai effort physique au service d'une sensibilité, d'une énergie et d'une vraie présence scénique. Toutes ces déceptions ne vous empêchent pas de rêver d'un lendemain meilleur pour la danse. Quels sont alors vos projets ? J'en ai plein en tête. Il y a, entre autres projets, celui de la décentralisation de la danse, mais pour cela, il faut une réelle volonté politique qui y croie et qui soutienne une idée qui pourrait être porteuse. D'autres projets traînent dans mes tiroirs, mais nous avons besoin d'un geste fort qui nous dise que la danse est un art qui est essentiel pour la Tunisie de demain pour nos jeunes talents qui traînent dans les cafés et qui attendent la création d'une vraie structure de formation, de création et de production. Sans aide et sans subventions, comment un chorégraphe vit-il alors ? On survit grâce à des aides occasionnelles et minimes et des cachets de spectacles à l'étranger où on est vraiment sollicités et respectés. Durant mes 28 ans de carrière, je n'ai jamais rien reçu comme aide. J'aurais pu virer vers autre chose, devenir comédien comme certains ou jouer dans les pubs quand l'occasion se présente mais j'ai toujours refusé. C'était clair dans ma tête, je suis danseur et je le reste. Ce qui est dommage, c'est que le ministère de la Culture n'a jamais compris qu'un danseur est comme un athlète qui a besoin de s'entraîner tous le jours et que même une aide à la production que nous recevons rarement ne sert pas à grand-chose. Un danseur a besoin d'une vraie structure, une salle, un lieu pour un entraînement quotidien pour maintenir la forme et créer des pièces. C'est pour cela que je milite aujourd'hui pour une reconnaissance de la danse et des danseurs.