A une trentaine de kilomètres de la frontière libyenne, la ville de Ben Guerdane, dans le sud-ouest de la Tunisie, dépend largement du commerce avec le pays voisin. Selon les estimations des douaniers, 2000 à 4000 personnes traversent quotidiennement la frontière pour échanger des biens. Répartis entre la route de Ras Jédir, le souk maghrébin et les étals dans le centre de Ben Guerdane, les commerçants vendent ainsi les produits importés illégalement de Libye à des prix alléchants. Bidons d'essence, cigarettes, tapis, couverts, mais aussi électroménager transitent par Ras Jédir. Entre les étals, se trouvent aussi les agents de change informels, présents un peu partout à Ben Guerdane. Leurs étals en bois bleu sont illustrés de l'écriture "Serf" en arabe (monnaie). Ils assurent la présence de liquidités en dinars tunisiens et libyens. Environ 240 boutiques d'agents de change informels seraient installés à Ben Guerdane selon le chiffre des services d'impôts de la ville. «Le commerce informel n'est pas un choix mais une obligation» Dans le souk maghrébin de Ben Guerdane, Béchir Ourghemi a disposé des tasses, des couverts, des vases et autres ustensiles sur ses étals. Ces marchandises, il va les chercher presque toutes les semaines en Libye, dans les marchés où il se rend avec son véhicule. Retraité de l'enseignement, il a commencé à travailler en 2010 dans le local qu'il occupe actuellement: «Mes cinq enfants font des études, alors je dois travailler pour les aider» témoigne-t-il. Mais si son activité est "informelle" (elle n'est pas déclarée), tout est formalisé dans le marché où il officie: il paye 150 dinars par mois au propriétaire du local, plus 5 dinars pour le gardien de nuit. La Garde nationale a un bureau dans l'enceinte du marché et veille à la sécurité des commerçants. «Avant la révolution, il fallait payer 30 dinars par mois à la municipalité, mais aujourd'hui plus rien», dit-il. «Travailler dans l'informel, ce n'est pas un choix, mais une obligation ici affirme Lazhar Diber, le représentant de l'Utica à Ben Guerdane, il n'y a pas assez d'industries». Le secteur industriel représente tout juste 5% de l'emploi dans la ville. La grande majorité des employés du secteur formel travaillent dans les services : l'alimentaire ou le transport. Mais ces domaines n'offrent que peu de possibilités : «Ici, les jeunes restent toute la journée au café, ouvrent des cybercafés ou bien ils achètent une voiture pour 3000, 4000 dinars et commencent à commercer avec la Libye», raconte Ali Jaballah, de l'association des diplômés chômeurs à Ben Guerdane. Selon lui, plus de 3000 diplômés de l'université sont sans emploi dans la ville. «Le secteur agricole est marginalisé alors que beaucoup d'agriculteurs ont besoin de jeunes», affirme Mounir Ben Slimane, membre du bureau de l'Utap (Union tunisienne de l'agriculture et de la pêche). Mais «le commerce informel offre plus d'argent et plus vite», explique-t-il. Selon les derniers chiffres de l'emploi: le taux de chômage est de 9%. Mais ils n'ont pas été actualisés depuis 2004. L'imprécision des chiffres et le statut non reconnu de ces vendeurs rendent l'estimation de l'ampleur du commerce parallèle difficile. De plus, «les limites entre le secteur formel et informel sont floues», explique Max Gallien, un étudiant, chercheur à l'université Oxford en Angleterre qui travaille sur le sujet. «En réalité, même si ces vendeurs sont dans l'illégalité aux yeux de la loi (ils n'ont pas de permis, ndlr), leur activité est très formalisée» dit-il. Les commerçants payent en effet pour le local qu'ils occupent et ont des relations normalisées avec les forces de l'ordre. «L'image que l'on se fait parfois d'un commerce parallèle chaotique et caché n'est pas appropriée ici», ajoute-t-il. Les épisodes de fermeture de la frontière ont montré que l'intérêt commun des habitants de la région est avant tout que le poste frontalier de Ras Jédir reste ouvert. «Avant de fermer une porte, il faut en ouvrir une autre» La fermeture de Ras Jédir en août 2010 avait généré des émeutes sans précédent dans la région, préfigurant les révoltes de décembre et la chute du régime de Ben Ali. Depuis la Révolution, l'Etat peine à trouver de la légimité à la frontière et à lutter contre le passage illégal de marchandises qui a fortement augmenté. Alors, le gouvernement emploie parfois la force comme en mars 2014 lorsqu'il a fermé la frontière près d'un mois pour «organiser le trafic». Après trois semaines, les commerces, les écoles et les administrations ont déclaré une grève générale à Ben Guerdane. «Avant de fermer une porte il faut en ouvrir une autre», affirme Mounir Ben Slimane, représentant de l'Utap. «On ne peut pas confisquer le travail de milliers de gens, habitués à travailler dans le commerce informel depuis plus de vingt ans, sans rien leur proposer en retour», affirme-t-il. Pour offrir des alternatives, l'Etat réfléchit pourtant à la création d'une zone logistique chargée de faciliter les exportations et importations avec la Libye. En 2013, le ministère du Commerce a ainsi chargé l'institut SERAH d'étudier le potentiel de la région pour créer une plate-forme de libre-échange. «L'Etat tunisien veut instaurer une nouvelle dynamique à la frontière», explique Mohamed Bou Saïd, de la direction régionale de Ben Guerdane au ministère du commerce, «cette zone serait une solution au Commerce parallèle», estime-t-il. Inspiré par les plate-formes d'Iquique au Chili ou encore celle de Jebel Ali à Dubaï, «la zone pourrait devenir un portail pour l'Afrique», ambitionne Mohamed Bou Saïd. A ce jour, il ne s'agit toutefois que d'une étude, aucun investisseur n'a encore pris part au projet, selon le ministère.