Le dynamisme de la société civile tout comme le scrutin du 26 octobre montrent que les Tunisiens ont choisi de garder leur héritage moderniste en le corrigeant de ses dérives autoritaires, de son déficit démocratique et de ses lacunes de gouvernance Depuis l'annonce des sondages à la sortie des urnes, puis des résultats préliminaires, l'exercice favori des Tunisiens et des analystes, plus ou moins experts, consiste à additionner les voix des uns et des autres pour savoir qui a le plus de chances de gagner au second tour. La démarche est amusante mais extrêmement hasardeuse. C'est connu : un bon expert analyse les faits après leur déroulement mais ne les prévoit jamais. En effet, les paramètres sont trop nombreux et incertains: taux de participation, qualité de la campagne, éventuel face-à-face, éventuels faux pas, taux de report. Il est impossible d'estimer à l'avance combien d'électeurs de Hamma Hammami vont se mobiliser; de quels soutiens Béji Caïd Essebsi va-t-il bénéficier, ni combien vont voter Marzouki. Personne ne peut donner une estimation précise du réservoir de voix de chacun... Les faits Sans surprise, Béji Caïd Essebsi est arrivé en tête du scrutin. Le second favori de la présidentielle, Moncef Marzouki, occupe la seconde position. Ce qui est une surprise, en revanche, c'est le score de l'un et de l'autre, et les points d'écart qui séparent les deux; 39,46% pour le premier, 33,43% pour le second, six points d'écart entre les deux. Par rapport aux estimations ainsi que par rapport aux chiffres dévoilés le jour du scrutin au soir par les sociétés de sondage, on est plus ou moins loin du compte. Loin du compte, également, par rapport aux premières élections. Ces résultats ne reproduisent pas ceux des législatives. Caïd Essebsi, président de Nida, fort de ses quatre-vingt-six sièges raflés le 26 octobre, était parti sans doute confiant dans la course à Carthage. Le nombre de voix recueillies, un million trois cent mille à peu près, conforte cette conclusion. En revanche, le score de Marzouki au premier tour de la présidentielle n'est pas en phase avec le maigre score des élections du 26 octobre (quatre sièges). En réalité, pour que le compte soit bon, il faudra additionner les quatre sièges de Marzouki aux 69 obtenus par Ennahdha. C'est seulement à la lumière de cette addition, laquelle révèle au grand jour une alliance tacite entre le président sortant et le parti Ennahdha (ou sa base), que les résultats de la présidentielle, notamment des deux premiers candidats, doivent être lus. Moncef Marzouki, la tête bien sur les épaules, semble avoir arraché le soutien gardé secret du parti Ennahdha. Un soutien trahi une première fois par la campagne électorale du président sortant qui est venu se positionner dans la droite ligne des attentes de ses anciens/nouveaux partenaires et de leur base, trahi une deuxième fois par le nombre des électeurs qui ont voté pour lui, un million et quelque quatre vingt douze mille. S'il y a à redire sur les éternelles volte-face du parti Ennahdha, on serait tenté de répondre que c'est de bonne guerre. Ghannouchi et ses coéquipiers font de la politique et briguent le pouvoir, ils ne sont pas des enfants de chœur, même s'ils jouent souvent sur cette illusion d'optique. Les clivages Le dynamisme de la société civile comme le scrutin du 26 octobre montrent que les Tunisiens ont choisi de garder leur héritage moderniste en le corrigeant de ses dérives autoritaires, de son déficit démocratique et de ses lacunes de gouvernance. On verra si le vote de cette présidentielle confirmera ou pas cette lecture. Le clivage actuel en Tunisie reste un clivage entre un cap moderniste et un relent passéiste. Nous ne sommes pas (encore) dans un combat entre des projets économiques ou politiques différents mais dans deux visions antagonistes de la société, de la culture et des valeurs. Une partie des votes est le fruit d'une accumulation historique, de Tahar Haddad à Bourguiba. Mais une autre est le fruit des années Ben Ali, de cette vision folklorique et simpliste de l'identité, de la culture, de ses slogans creux. C'est notre pays qui a produit un enseignement inefficace, monoculturel, incapable de véhiculer autre chose que les clichés. C'est la culture officielle qui a diffusé et relayé les valeurs d'enfermement sans donner à tous les Tunisiens les antidotes nécessaires pour résister à l'invasion régressive venue d'Orient. Le prochain combat sera culturel. Il se fera dans des lieux et des disciplines qui s'appellent l'art et la culture, l'enseignement public et les médias, c'est à nous de produire, de diffuser, de vendre les valeurs de demain.