Par Raouf SEDDIK Etrange destin que celui de la philosophie leibnizienne : son passage à la postérité résonne davantage à travers la traduction critique et satirique qu'en a donné Voltaire dans son Candide qu'à travers le génie de sa Monadologie. Comme pour les hommes, il y a des œuvres qui tombent dans l'oubli, victimes des circonstances, ou de l'acharnement de l'adversité... La différence, toutefois, est qu'il est toujours possible de ressusciter une œuvre si on en garde les traces. Ce qui signifie la sortir de l'enclos poussiéreux des études purement académiques, dans lequel elle mène son existence fantomatique, et restituer à l'adresse de tous l'audace de son écho. Tandis que relever un homme qui est tombé... Ne sommes-nous pas tous des Lazares? Il nous faut un miracle... Celui d'une réhabilitation ! Mais revendiquons quand même une sorte de «justice transitionnelle» pour les œuvres philosophiques qui ont été injustement reléguées dans les arrière-boutiques de la vie intellectuelle. Cela aussi est un travail de mémoire. D'autant que, dans le cas d'espèce, il y a un enjeu réel : un enjeu qui concerne la manière de mener ce travail de mémoire lui-même, comme nous essaierons de le montrer... Et, pourquoi pas, de faire avec lui des miracles. Que nous dit Leibniz avec son «Meilleur des mondes possibles»? Il nous dit d'abord que Dieu n'a pas voulu le mal dans le monde, mais qu'il l'a cependant permis, dans la mesure où la meilleure combinaison possible d'événements pouvant donner lieu à un monde ne peut logiquement pas faire l'économie d'un minimum de mal. Autrement dit, vouloir que le monde créé par Dieu soit indemne de tout mal, c'est ne pas savoir de quoi on parle. Il y a un «mal nécessaire» : malgré sa toute-puissance, Dieu n'y peut rien... A cause de son omniscience, il se garde bien de le retrancher. Car une fois qu'on est dans le meilleur des mondes, le mieux devient l'ennemi du bien ! Ainsi, tout mal qui survient a sa justification dans l'architecture globale du monde. Il est voulu par la cohérence interne de l'ensemble. Mais Leibniz nous dit aussi que le monde est peuplé de monades, qui sont des atomes d'être, et que dans chaque monade particulière, il y a le reflet de la totalité des monades. En sorte qu'il existe une correspondance entre l'extériorité du monde et l'intériorité de la monade: un jeu de miroir. Chaque monade est en quelque sorte un monde en miniature. Agir sur soi revient ainsi, en quelque sorte, à changer la face du monde ! Ce principe s'applique à toutes les monades, y compris celles qui, de notre point de vue limité, nous paraissent les plus insignifiantes. Ou celles qui, précisément, sont le lieu d'un mal : d'une souffrance, d'une injustice, d'une déchéance. Ce qui veut dire que même lorsqu'un homme, sous l'effet de la misère et de la violence, se trouve poussé à la marge du monde et livré au désespoir le plus sombre, il ne cesse pas, en tant que monade, de porter en lui la totalité du monde : totalité du monde dans laquelle sa souffrance prend place comme une partie voulue par le tout et en laquelle, d'une certaine façon, elle se résorbe... Même si la chose lui devient cachée, voilée sous l'effet de l'épreuve subie, il demeure lui-même un pilier absolument nécessaire dans le vaste édifice du monde et sa souffrance un moment indispensable de sa progression dramatique (au sens théâtral du terme). La sagesse consiste justement à se dégager du point de vue individuel — point aveugle — qui occulte le sens, pour embrasser le point de vue du tout, à travers lequel s'opère la réconciliation de son expérience propre avec l'harmonie universelle. A la faveur d'un tel mouvement, le sujet découvre que son abandon n'est qu'illusion et que sa dignité est intacte du point de vue du projet divin. Alors, bien sûr, on ne manquera pas de soupçonner Leibniz de livrer ici un système de consolation pour, dira-t-on, faire avaler à tous les misérables de notre planète la couleuvre de leur rôle fondamental dans l'économie générale des événements. Sommes-nous, comme devait le penser Voltaire, face à une imposture morale ? C'est parce que beaucoup l'ont pensé et le pensent encore que la philosophie leibnizienne a été mise en quarantaine. Tout un pan de l'histoire moderne, depuis la révolution française jusqu'aux mouvements altermondialistes d'aujourd'hui, en passant par l'aventure communiste, constitue un rejet violent de cette conception leibnizienne de la justice, que ce rejet soit thématisé ou non. Ce n'est pas ici le lieu de chercher à défendre Leibniz contre un si vaste tribunal, mais seulement de souligner ce que sa pensée apporte à toute entreprise de justice reconstructive, lorsqu'elle affirme que le plan de Dieu se joue dans chacune des monades, et qu'il appartient donc à chacune de ces monades d'agir en qualité de co-auteur du monde... Il y a en tout cas une énorme utilité à permettre à tout individu de regagner le sens, non seulement de sa propre centralité, mais aussi de son irremplaçable initiative dans la construction du monde... En tant que citoyen du monde ! Et cela malgré, ou plutôt à cause même de l'injustice qu'il a subie. On sait depuis Freud, et sans doute bien avant, qu'il existe des épisodes du passé qui, parce qu'ils sont synonymes de dégradation de notre image personnelle, sont refoulés. Aller à la rencontre de ces moments et leur donner à nouveau un sens au sein d'un parcours de vie et, au-delà, du monde lui-même, réparant ainsi un honneur bafoué et une unité brisée, cela suppose un cadre de pensée qui en offre l'assurance à l'avance. Et c'est ce que fait la philosophie de Leibniz. Dimension thérapeutique ! Ajoutons pour finir que, précisément en raison d'une certaine ressemblance avec la façon dont les idéologues du jihad tentent de persuader les jeunes candidats qu'ils sont investis d'une mission divine, cette conception leibnizienne peut jouer un rôle également préventif. Une telle ressemblance ne plaide pas contre elle, n'en déplaise aux amateurs d'amalgames faciles. Au contraire, elle plaide pour elle : elle offre à la jeunesse la possibilité de répondre à ce besoin pressant du sens de la vie et de l'engagement, qu'une certaine modernité commet la faute grave de laisser sans réponse. Elle comble un vide avant que d'autres ne tentent d'en tirer profit en y faisant miroiter leurs mirages mortifères...