Il n'y a guère que les philosophes, ceux dont parle Pascal en tout cas, pour concevoir un Dieu qui soit à l'égard de l'homme dans une relation d'indifférence, dans une relation dont l'amour est absent. C'est le Dieu cause de soi, premier moteur du monde, selon la terminologie aristotélicienne... le Dieu architecte de l'univers et mathématicien des mondes «compossibles», tel que l'évoque un penseur comme Leibniz... Et encore, même chez ce dernier, le choix par Dieu du «meilleur des mondes possibles» exprime une bonté constitutive... Il est clair en tout cas que, partout ailleurs, l'expérience du divin renvoie à celle d'une bienveillance primordiale. Et il n'est pas vrai que le thème de l'amour divin soit un privilège des religions monothéistes. Il suffit de connaître de plus près les traditions des peuples à travers les différentes latitudes pour s'apercevoir que la sagesse consiste en elles, bien souvent, à savoir comment recueillir le miel de cet amour: sagesse d'apiculteur ! En revanche, ce qui semble bien devoir être mis sur le compte des religions monothéistes, c'est la colère. Ce qui s'explique aisément, en un sens, dans la mesure où les religions monothéistes reposent sur le principe de «l'alliance». Donc d'un engagement réciproque. La tradition biblique est pleine d'exemples où Dieu répond par la colère aux hommes qui se détournent de l'alliance... L'adoration d'autres divinités n'est pas seulement ni peut-être même essentiellement un crime en ce que l'homme se détourne de Dieu : elle est un crime parce qu'elle trahit une union scellée. Alors, oui, cette colère comporte une dimension de «jalousie». Le Dieu d'Abraham est un Dieu jaloux, assurément. Mais elle n'est pas que cela. Car celui qui renie l'union scellée, qui la bafoue dans son existence quotidienne, celui-là ne sort pas indemne de pareil acte. Du seul fait de son geste, il profane cette partie de lui-même qui est la plus sainte. Et, pour cette raison, il déchoit, se dégrade en son être profond... La colère divine, de ce point de vue, est réponse à cette dégradation: elle est protestation, à ceci près que la protestation a quelque chose de trop humain dans son impuissance... Il y a dans la colère quelque chose de plus que la simple protestation : de la violence ! Mais une violence qui n'est pas destructrice : elle ne s'abat sur sa victime que pour que sa charge puisse être utilisée en retour : utilisée par la victime comme recours contre elle-même, afin de se relever. C'est une violence convertible, qui est à l'opposé de la violence sauvage. Le choc subi est tel qu'il peut être retourné contre cette instance en nous-même qui organise et maintient la déchéance. Mais, pour être « convertible », cette colère se doit de ne pas ménager : c'est le prix. Trop timide, elle ne produit pas ce retournement hardi qui est seul libérateur. Raison pour laquelle, face au spectacle de désolation qu'offre de lui-même l'homme déchu, la colère, loin de marquer le pas au gré d'une pitié intempestive, assène au contraire ses coups comme autant de charges puissantes qui pourront être récupérées ensuite en guise d'armes face à la dictature intérieure... Bref, la colère offre à l'homme déchu les moyens de son insurrection salutaire contre lui-même, contre ce qui le coupe de sa dignité supérieure. L'erreur serait donc de croire que cette colère est, en son fond, vindicative, ou qu'elle vise à répudier. Si elle l'était, elle ne saurait être salutaire. Ceux qui tombent dans cette erreur finissent par vider la religion monothéiste de son élément fondamental, qui est bel et bien l'amour de Dieu. Car s'il est vrai que les religions monothéistes n'ont pas le monopole de l'amour divin, elles ont bien celui de l'amour qui reste vivant et ardent dans les moments de colère les plus terribles. Puisque même dans cette colère, il y a don : don d'un secours face au mal invisible qui nous fait déchoir... L'union scellée le veut ainsi : c'est un pacte qui prévoit que, même dans son égarement, surtout dans son égarement, l'homme n'est jamais abandonné.