Nida Tounès veut gouverner coûte que coûte, quelles que soient les alliances. Ennahdha veut s'agripper au pouvoir afin de ne pas subir les contrecoups pervers d'une série de défaites au lendemain de deux démissions gouvernementales. Le Front populaire joue la minorité de blocage. Tous les autres veulent leur part du gâteau La formation du premier gouvernement de la supposée IIe République piétine. Un mois sans que l'on sache vraiment ce qu'il en sera. Elle atteste de toutes les navrantes contradictions et incuries du nouveau système institutionnel. Et de la tendance des partis politiques de la place — ou ce qui y tient lieu de parti — à façonner le régime à l'aune de leur petitesse, à l'instar du tristement légendaire lit de Procuste. Récapitulons. Il y a dix jours, Habib Essid présentait son nouveau cabinet. La composition révèle plusieurs failles, voire des accords secrets et des dessous de table. On pouvait colmater les brèches. Mais non. Levée de boucliers dans la classe politique. Ceux qui n'y sont pas veulent y participer. Quels que soient leurs scores lors des récentes élections. On reporte in extremis l'investiture du nouveau gouvernement devant le Parlement. Et l'on assiste, depuis, à une espèce de bal des vampires où chaque protagoniste a une envie démentielle de mordre dans la chair vive. Vampirisme politique à la sauce tunisienne, et c'est peu dire. On le découvre à nos dépens. Le système politique tunisien post-révolution a été conçu à la tronçonneuse. Les partis y tiennent le haut du pavé. Par-delà leur poids réel, leur présence effective dans le tissu social, la consistance de leurs programmes et approches. Les trois principaux partis de la place attestent de carences on ne peut plus manifestes. Nida Tounès, grand vainqueur des élections législatives et présidentielle, peine à trouver un chef aussi rassembleur et charismatique que Béji Caïd Essebsi. Le nouveau statut présidentiel de ce dernier le maintient à distance. Son absence brutale, son attentisme, voire son jeu non déclaré de brouillage des cartes, en rajoutent à la cacophonie. A défaut d'avoir tenu son congrès fondateur, Nida Tounès en est réduit à naviguer à vue, voire à reculons. Plusieurs centres de décision s'y font jour. Plusieurs dirigeants se télescopent à distance moyennant des déclarations contradictoires. Elles ont trait surtout à l'alliance gouvernementale avec le mouvement Ennahdha. Et les fissures dans l'édifice partisan s'incrustent comme autant de failles annonciatrices de tempêtes à brève échéance. Le mouvement Ennahdha, lui aussi, s'emmêle les pinceaux. Il a ressenti le résultat des élections législatives et présidentielle comme un véritable cataclysme. Sans le concéder publiquement pour autant, à quelque rare exception près. Mais, en catimini et en sourdine, de véritables passes d'armes secouent le parti. Elles remettent en cause d'une manière non voilée la prédominance de Rached Ghannouchi, qui dure depuis trente-cinq ans. Dissidences par-ci, démissions par-là, colères non déguisées le plus souvent. Le mouvement islamiste, réputé jusqu'ici pour la cohésion de ses rangs, se retrouve lui aussi au centre de tiraillements internes, annonciateurs de tornades inévitables. Reste le Front populaire. Jusqu'ici, il s'investit davantage comme un front du refus. Il se distingue par son maintien opposé à toute alliance avec Nida Tounès, à toute participation gouvernementale, à toute acceptation des caciques de l'ancien régime ou de ceux de la Troïka sortante. D'où un sempiternel exercice d'équilibriste. La composition même de la direction du Front populaire — onze dirigeants représentant autant de partis et de formations — en rajoute à son attentisme patenté. De sorte qu'il baigne désormais dans une espèce d'équilibre catastrophique. En somme, les trois principaux partis de la place s'autoneutralisent et se neutralisent réciproquement. Cela aiguise les appétits d'autres partis, plus ou moins virtuels, en décomposition soutenue ou surinvestissement médiatique à travers des déclarations tonitruantes et intempestives qui surdimensionnent leur poids effectif. Le faisceau de données, bien évidemment non reconnues par les protagonistes proprement dits, explique la mainmise fortuite des partis sur les institutions. Nida Tounès veut gouverner coûte que coûte, quelles que soient les alliances. Ennahdha veut s'agripper au pouvoir afin de ne pas subir les contrecoups pervers d'une série de défaites au lendemain de deux démissions gouvernementales. Le Front populaire joue la minorité de blocage. Tous les autres veulent leur part du gâteau. D'une certaine manière, en se partageant le pouvoir, tous les partis de la place y trouvent leurs comptes. Et participent de la même hypocrisie. Entre-temps, le pays réel s'enfonce dans la misère. Le chômage massif persiste. Les régions reculées n'en finissent pas de subir les affres du déséquilibre régional. Les prix grimpent d'une manière vertigineuse. Le pouvoir d'achat du citoyen lambda s'érode au fil des jours. La classe moyenne trinque et périclite. La sécurité vacille. Le terrorisme est aux aguets. L'économie est au point mort. L'endettement extérieur hypothèque la souveraineté nationale. Et la panacée face à tous ces maux? La partitocratie n'en a cure. Pourvu que les privilégiés du jour se partagent les prébendes. Au nom de la révolution de la dignité, au nom de la démocratie, au nom de la liberté. On le sait depuis l'aube des temps. La liberté du plus fort opprime et la loi protège. Mais la loi, qui se soucie de la loi ?