Par Hamma HANACHI On croyait l'incident dérisoire, passager, gonflé par des poissons qui s'agitent dans le bocal, mais voilà, il a pris du poids à tel degré qu'il atteignit beaucoup de citoyens et fut suivi d'effets inattendus. Le dernier éditorial du Magazine Littéraire (février 2015), signé Pierre Assouline, porte le titre «Debout les livres». Comme en résonance, l'actualité culturelle en Tunisie vient refléter l'attachement de quelques groupes au livre. Une aventure. C'était en 2012, l'espace est modeste, 70m2 pas plus, la déco recherchée, étagères en bois, des livres pour enfants, des poches en français, des nouvelles parutions en arabe, des bédés, une animation qui attire des « clients » de passage. Une librairie perdue dans une forêt de commerces apparemment prospères. Janvier 2015. Cette petite librairie, Libr'Ere, puisqu'il faudra désormais la désigner tant elle eut un succès, était sur le point de fermer, sa propriétaire est en faillite ; par défaut de «clients» et de vente, elle décide de liquider son stock pour moitié prix. Abir Riahi, jeune libraire, aime son métier, elle croyait voir juste en investissant ses économies dans ce «commerce» à risque situé dans un quartier chic à population hyper-consommatrice. Le quartier est cossu, des kilomètres de chaussée, des voitures, des immeubles à n'en plus finir, des étages à vous donner le tournis, appartements fastueux, enseignes internationales de luxe, restaurants par dizaines à l'étiquette espagnole, parisienne ou américaine, des fast-foods, des cafés branchés, la richesse est criante et la consommation sans limites. L'argent dans cette artère d'Ennasr 2 claque comme un coup de fouet. Un quartier pour nantis. Fin janvier. Une amie à Abir annonce cette scandaleuse faillite sur le réseau social, qui sera vite partagée, le bouche à oreille fonctionne, une opération sauvetage a été enclenchée, la petite librairie est investie de nouvelles têtes, venus de loin soutenir le livre, les activistes culturels, des anonymes décident d'acheter des livres à son prix réel. Réussite momentanée. Mieux, en février, des groupes s'organisent, cette alerte de fermeture d'un espace de savoir donne l'occasion de mener des actions d'envergure. C'est inouï et inédit. Une séance de lecture théâtrale, une dédicace de livre, une rencontre avec des auteurs, un concert et puis, le cercle s'agrandit, un autre allié entre en jeu, un concert est organisé à l'espace (L'Agora), des chanteurs s'y produisent, des livres de la librairie sont en vente. El Teatro, autre espace, manifeste sa solidarité; depuis hier, un groupe d'une trentaine d'artistes expose des œuvres en soutien à Libr'Ere; CinéMad'Art organise une projection de film pour enfants, une rencontre débat-dédicace avec Gilbert Naccache autour de son livre «Le ciel par-dessus le toit»; la librairie Eqra'a expo monte une opération de soutien. Effet boule de neige ? Démonstration ? Ce n'est plus uniquement d'un soutien qu'il s'agit, c'est de la passion. Abir retrouve le sourire. Des livres pourquoi ? Il y a des milliers de réponses à la question. Osons une parmi les milliers de citations : «Le livre, disait Emile Faguet, ce petit meuble de l'intelligence, ce petit instrument à mettre en activité notre entendement, ce moteur de l'esprit qui vient au secours de notre paresse et plus souvent de notre insuffisance, et qui nous donne la délicieuse jouissance de croire que nous pensons, alors que nous ne pensons peut-être pas du tout, le livre est un ami précieux et bien cher». La lecture crée des liens essentiels entre les citoyens dans la société. Allez dans les régions, vous serez accablés par la réalité des choses, les cafés y sont nombreux, pleins à longueur de journée, chômeurs ou lycéens, les jeunes ou la plupart d'entre eux sont incollables sur les dates des matchs, les noms de joueurs. On ne leur offre rien, absolument rien qui puisse les épanouir, conséquence : ils mènent une vie mornes de préretraités, jeux de cartes, télé, feuilletons et discussions foot jusqu'à plus soif. Les livres ? C'est pour une autre génération qui sait. Sur ce chapitre spécialement, la prochaine ministre chargée de la Culture aura bien un gros chantier à rouvrir. Des bibliothèques, la lecture, c'est une urgence pour notamment sauver la jeunesse des pièges des extrémistes de tous bords, des mains de ceux qui, après avoir tué des hommes, brûlent les livres. Pas plus tard qu'avant-hier, une dépêche de l'Associated Press, nous apprend que des combattants de l'Etat islamique ont pillé la bibliothèque centrale de la ville de Mossoul, deuxième ville d'Irak, sous contrôle des jihadistes, ils ont emmené plus de 2.000 livres pour ensuite les détruire, des livres pour enfants, de poésie, de philosophie, de sciences, de santé et de sport. L'une des réponses à ce phénomène réside dans la lecture. Debout les livres.