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Pour tourner la page, il faut savoir d'abord ce qu'il y a écrit dessus !
Rencontre avec Kora Andrieu, experte en justice transitionnelle
Publié dans La Presse de Tunisie le 01 - 01 - 2000

Elle est l'auteur d'un livre sur la justice transitionnelle qui fait le tour des expériences menées à travers le monde*, et qui tente de familiariser le public non seulement avec la diversité de ces expériences, mais aussi avec leurs soubassements théoriques et leur capacité de «recycler» parfois des pratiques anciennes. Kora Andrieu est une jeune philosophe politique que sa carrière professionnelle a amenée à suivre de près le processus de justice transitionnelle dans notre pays : elle est actuellement consultante auprès du Pnud à Tunis, après avoir été au Haut-Commissariat aux droits de l'Homme. Elle nous livre ici des remarques pertinentes sur un sujet que sa politisation excessive n'a pas toujours permis de rendre plus clair dans les esprits, au contraire !
La justice transitionnelle s'impose souvent dans l'urgence de la vie des sociétés, quand ces dernières doivent se remettre de leurs traumatismes... Diriez-vous que c'est l'expérience qui a présidé à la définition actuelle de la justice transitionnelle, dans le sens où le travail théorique n'aurait fait que valider des pratiques a posteriori ? Sinon, quels sont les travaux précurseurs ?
Il est clair en effet que la justice transitionnelle telle qu'on la connaît actuellement est une discipline née d'abord de la pratique, et dont les assises théoriques sont encore fragiles. La recherche sur le sujet est en pleine expansion : on se demande si véritablement la justice transitionnelle « fonctionne », si elle peut constituer un système normatif à part entière, etc. Pour comprendre cela, il faut revenir un peu en arrière. Le terme de justice transitionnelle est né dans le contexte de la fin de la Guerre froide et de la « troisième vague » démocratique, et il a connu sa première mise en pratique avec la chute des dictatures militaires d'Amérique latine en Argentine et au Chili. Une série de conférences et de sommets internationaux véhicule rapidement ses présupposés fondamentaux et crée ainsi un «cercle» d'initiés, dont l'objectif est de mieux thématiser les différents enjeux moraux, politiques et légaux des transitions démocratiques : que faire des anciens tortionnaires ? Comment équilibrer le besoin de justice des victimes avec la nécessité de maintenir l'ordre et la stabilité politique ? Comment promouvoir la réconciliation et commémorer le passé sans diviser plus encore la société ? Ces interrogations seront au cœur des réponses que tentera d'apporter la justice transitionnelle.
On voit que la justice transitionnelle mélange des nécessités d'ordre éthique (justice, vérité, reconnaissance) et politique (démocratisation, pacification, réconciliation). L'idée est que les deux se renforcent mutuellement : par exemple, il est attendu que la reconnaissance des responsabilités du régime pour les crimes du passé renforcera la confiance des citoyens envers leurs institutions et donc aussi, à terme, consolidera la démocratie. Pour faire tenir ensemble ces différents impératifs, la justice transitionnelle est aussi une justice de transaction, de compromis. Ce n'est pas une justice pour un monde idéal, mais pour une justice qui opère dans un monde fondamentalement fragile et imparfait. Sur cette assise théorique, et forte de ces premières applications dans le cône sud-américain, la justice transitionnelle a connu un parcours rapide et presque fulgurant. En l'espace de quelques années, elle est devenue une expertise internationalement reconnue, un nouveau domaine de recherche très dynamique et entretenu par un réseau de « professionnels » de la transition. Ainsi peut-on aujourd'hui se procurer des « manuels » de justice transitionnelle, qui recensent les meilleurs outils utilisables par les sociétés sortant d'un conflit pour les mener à la paix et à la démocratie. Différents journaux sont consacrés au sujet, ainsi que des centres de recherche indépendants comme l'International Center for Transitional Justice. La justice transitionnelle est devenue une constante dans l'approche de l'ONU face aux situations de post-conflit, dans les sociétés dites «fragiles» ou après la chute des dictatures.
Cette systématisation n'est pas sans défauts, bien sûr. Car en établissant certains rapports de causalité rarement remis en question (par exemple : « la vérité permet la réconciliation » ; «les victimes ont besoin de guérir par la parole », ou « la justice garantit la paix »), la justice transitionnelle a prétendu au statut de science (on parle parfois de « transitologie ») applicable à toute société et à tout contexte de sortie de crise. Certains auteurs considèrent, d'une manière critique, qu'il s'agit là d' « entrepreneurs » de mémoire, ou de « professionnels » de la démocratie qui cherchent à imposer leur modèle politique et social dans le monde entier. Pourtant, force est de constater que, loin des visées hégémoniques américaines, la justice transitionnelle est d'abord née dans les pays du Sud.
Le développement de la justice transitionnelle est donc très conjoncturel. Il est lié à un moment constitué par la fin de la Guerre froide, et il se fonde sur l'idée d'une « fin de l'histoire», comme le disait Fukuyama : la démocratie libérale apparaît, normativement au moins, comme le meilleur régime. Elle constitue donc l'aboutissement quasi naturel des transitions politiques dans ce monde de l'après-Guerre froide. C'est encore le cas aujourd'hui, comme l'ont montré les changements récents du monde arabe : quand un régime tombe, on attend naturellement qu'il soit remplacé par un régime ouvert et démocratique, pluriel et tolérant. L'inverse serait le signe d'une «transition ratée». L'idée forte est que, pour qu'une société puisse parvenir à ce telos, à ce but qu'est la démocratie libérale, elle doit d'abord regarder son passé en face, se confronter aux violations passées, et asseoir sur cette reconnaissance sa nouvelle légitimité. La justice transitionnelle applique ainsi les termes de la psychologie individuelle à celle des nations : les souffrances passées sous silence ou niées reviennent toujours nous hanter... C'est une manière d'avancer d'autant mieux que l'on sait de quoi le passé a été fait : pour tourner la page, encore faut-il savoir d'abord ce qu'il y a écrit sur cette page !
Y a-t-il des cas de transition qui vous apparaissent comme nécessitant plus que d'autres l'entrée en scène du processus de justice transitionnelle ? Est-ce que l'ampleur des violences subies est un critère déterminant ?
Un des écueils qui menace la justice transitionnelle, c'est la tentation de la systématicité ou de l'approche « boîte à outils », qui prétendrait être la même dans tous les contextes, comme s'il suffisait d'appliquer une liste de prérequis pour que les sociétés se réconcilient et que justice soit faite. La justice transitionnelle est menacée par cette tentation, car elle est fondamentalement optimiste et ambitieuse. On est loin du pessimisme largement répandu après la Seconde Guerre mondiale, chez des auteurs comme Hannah Arendt, Jean Améry, Vladimir Jankelevitch ou Karl Jaspers, pour qui, face au Mal incarné par la violence génocidaire, le pardon et la réconciliation étaient de toute façon impossibles. On est dans le domaine de l'impardonnable, de l'imprescriptible, de ce qui dépasse les capacités humaines.
Au contraire, pour la justice transitionnelle, une série de «moyens» peuvent contribuer à cette « fin » qu'est la réconciliation et la pacification. Ces moyens sont divers : des procès internationaux, comme en ex-Yougoslavie, des rituels traditionnels et communautaires, comme en Ouganda ou au Rwanda, avec les gacaca, des programmes de réparation, comme au Maroc, des Commissions vérité, comme en Afrique du Sud ou en Allemagne de l'Est et maintenant en Tunisie... Le point commun de toutes ces expériences, c'est de nous inviter à regarder le passé en face.
Selon le droit international et l'ONU, quatre volets, correspondant chacun à des droits et à des mécanismes particuliers, existent et doivent être combinés en chaque situation : la «redevabilité» (procès nationaux, internationaux, hybrides ou « justice traditionnelle ») ; la vérité (commissions vérité et réconciliation, ouverture des archives, mise en récit du passé, identification du sort des disparus) ; les réparations (distribution d'avantages matériels et symboliques aux victimes, restitution des biens spoliés, construction de monuments, lois mémorielles, réformes des programmes scolaires, programmes de développement communautaires); et la garantie de non-répétition (réforme du système de sécurité et du système judiciaire, assainissement de l'administration, «lustration»).
Théoriquement, ces quatre éléments sont indissociables, inséparables : pas de vérité sans réparations, pas de procès sans réformes institutionnelles, etc. Mais dans la pratique, cela n'a pas toujours été le cas. En Afrique du Sud, il y a eu beaucoup de vérité, mais peu de justice au sens pénal. Au Maroc, il y a eu beaucoup de réparations, mais une vérité limitée par l'anonymat des coupables et pas de justice. Au vu de ces compromis, certains ont qualifié la justice transitionnelle de justice «transactionnelle», considérant qu'elle n'était qu'un calcul pragmatique, une manière de calmer les attentes des victimes, voire un « outil marketing » pour le pouvoir en place. En réalité, ce pragmatisme révèle simplement la complexité des contextes transitionnels. Dans la plupart des sociétés en transition, il est matériellement impossible de juger tout le monde : la seule réponse pénale n'est donc pas adéquate, et il faut penser des alternatives qui ne renforcent pas, pour autant, l'impunité, comme les processus « traditionnels » de justice mobilisés en Ouganda ou au Rwanda. La justice transitionnelle se joue, précisément, dans l'invention de ces alternatives. C'est un bricolage. Mais dans le fond, tous ces mécanismes ont en commun d'être à la fois des instruments de justice et de reconnaissance, centrés sur les victimes.
L'autre élément de particularisation important, surtout dans le cas tunisien, concerne la prise en compte de la dimension socioéconomique de la violence. Cet aspect a été négligé en raison d'une tendance générale du mouvement des droits de l'Homme qui, depuis la Guerre froide, a privilégié la dénonciation des violations des droits civils et politiques, aux dépens des droits économiques, sociaux et culturels. Les deux sont pourtant indissociables, et cette tendance commence enfin à s'inverser. Dans le contexte des révolutions arabes, où la corruption et la violation de ces droits socioéconomiques étaient au cœur des revendications des manifestants, la justice transitionnelle doit élargir son mandat pour y inclure les crimes économiques. On ne peut donc que se réjouir que la loi tunisienne soit allée en ce sens, c'est un véritable précédent qui est ainsi créé, notamment avec la définition des régions comme victimes, même si cela posera bien sûr aussi des enjeux concrets considérables. Les exemples sont nombreux de pays où, faute d'avoir intégré cet élément économique, la justice transitionnelle a eu un bilan mitigé. Pourquoi, par exemple, l'Afrique du Sud, qui fait pourtant souvent figure de modèle, est-elle encore l'une des sociétés les plus violentes et inégalitaires du monde ?
Pour combler ces lacunes, le volet économique peut être intégré de plusieurs manières dans la justice transitionnelle. D'abord sous la forme des réparations, qui constituent la question peut-être la plus problématique, parce qu'elle peut engendrer une concurrence politique des victimes et créer des frustrations, et parce qu'il sera toujours impossible de réparer le tort subi (quel prix donner à la mort d'un proche, ou à la perte d'un membre de son corps?). Il peut aussi être insultant de penser qu'une fois la transaction faite, tout est réglé, tout est payé : on n'en parle plus. Au Maroc, il y a eu un grand programme de réparations, mais dans la mesure où la révélation de la vérité a été limitée, certains ont dit qu'il avait, en grande partie, servi à acheter le silence des victimes. Il est très fréquent, du coup, que les victimes refusent les réparations financières qu'on leur offre, comme les grand-mères de la Place de Mai, en Argentine, qui le font sans relâche depuis des années au nom du droit à la vérité.
Enfin, il faut faire attention à ne pas généraliser outre mesure le besoin de regarder le passé en face. Dans de nombreux cas, rouvrir le dossier du passé peut raviver de vieilles rancœurs, susciter des tensions et s'avérer contraire, dans l'immédiat en tout cas, à la paix. Pensez à la France d'après la Seconde Guerre mondiale, et le temps qu'il a fallu pour que l'on aborde franchement la question de la collaboration. D'ailleurs, on a longtemps considéré que les nations étaient construites sur l'oubli : c'était l'idée de Nietzsche ou de Renan, notamment. Le cas de l'Espagne est aussi intéressant : c'est un modèle de transition démocratique réussie, mais qui s'est effectuée, dans l'immédiat en tout cas, au prix d'un «pacte d'oubli» et d'une amnistie généralisée. Parfois, les sociétés ont besoin d'avancer sans regarder en arrière, c'est seulement plus tard que survient le besoin d'expier son passé.
De manière générale, il faut être prudent quant à l'idée de «modèles». C'est très fréquent, dans le milieu de la justice transitionnelle, de faire référence à cette idée. Par exemple, le Maroc prétend pouvoir servir de modèle à la Tunisie ; la Tunisie aussi joue le rôle de « leader » pour les autres pays des révoltes arabes, notamment l'Egypte, et s'inspire beaucoup des transitions de l'Europe de l'Est... Longtemps, c'est l'Afrique du Sud qui servait de modèle, et qui sert encore. Mais même la Commission vérité et réconciliation sud-africaine est critiquée. On dit qu'elle n'a pas su écouter toutes les victimes, qu'elle leur a imposé le pardon, que les réparations ont été insuffisantes... Cette circulation des pratiques et des normes est passionnante à observer, mais il faut bien garder en tête que chaque contexte est unique, et qu'on évolue dans des situations fondamentalement imparfaites.
La conception de la justice repose sur une contradiction entre justice rétributive et justice reconstructrice. Est-ce que l'arrivée de la justice transitionnelle vous paraît offrir une opportunité de dépasser l'insuffisance de l'une et de l'autre ?
Je ne dirais pas que c'est tant une contradiction entre justice rétributive et justice reconstructive qu'au contraire une complémentarité. La justice rétributive comprend toutes les mesures pénales «classiques», c'est-à-dire les procès, qu'ils soient effectués au niveau strictement national, comme en Tunisie avec les futures chambres spécialisées, ou international, à travers la Cour pénale internationale ou des instances ad hoc, comme pour l'ex-Yougoslavie, le Rwanda ou le Liban. On a tendance à l'oublier en y voyant une alternative, mais la justice transitionnelle est fortement liée à ce versant rétributif. D'ailleurs, beaucoup voient son origine dans les grands procès de Nuremberg après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd'hui, l'impunité pour les violations graves des droits de l'Homme n'est plus acceptée sur la scène internationale. Pour autant, la justice transitionnelle part aussi du principe que les procès seuls ne suffisent pas, et qu'ils doivent être complétés par une justice dite «reconstructive», davantage centrée sur les victimes qu'il s'agit de «guérir» en reconnaissant publiquement leurs vécus, et réécrire ainsi l'histoire d'une société à partir de ces récits victimaires. En Tunisie, c'est l'Instance vérité et dignité qui sera chargée de ce versant «reconstructif», même s'il existe une ambiguïté car l'IVD est aussi dotée de pouvoirs quasi judiciaires.
On retrouve ici toute l'ambition de la justice transitionnelle. Mais, pour autant, il ne faut pas trop en attendre. C'est une mauvaise compréhension que de faire de la justice transitionnelle une recette immédiate pour établir la démocratie et la réconciliation ici et maintenant. Plus modestement, ce que la justice transitionnelle peut faire, c'est de rétablir la confiance, à la fois des citoyens envers les institutions et des citoyens entre eux, et de permettre la reconnaissance des souffrances de chacun. Dans les deux cas, la dimension rituelle et symbolique sera fondamentale : on le voit à travers la mise en scène des audiences publiques souvent adoptées par les commissions vérité. La justice transitionnelle a en effet une fonction très normative : dans des contextes où toutes les valeurs ont été inversées, elle sert, aussi, à rétablir du sens.
Les défis sont immenses et les ambitions sont grandes. Souvent, on demande à la justice transitionnelle d'accomplir trop : guérir les victimes, réconcilier la société, réécrire la mémoire collective, juger tous les responsables... Il est inévitable que cela engendre des déceptions, des frustrations. La réconciliation se mesure sur des générations, et souvent elle demeure inatteignable. La France est-elle une société «réconciliée» ? Qu'entend-on par là ? Les victimes parfois ne peuvent tout simplement pas « guérir», et on ne peut leur imposer aucune forme de pardon. La mémoire d'une nation se construit lentement, c'est une stratification complexe entre mémoires individuelles, familiales, et communautaires qui ne peut faire l'objet d'aucune politique d'Etat. Juger tous les responsables de la violence politique est impossible, une forme d'impunité demeurera toujours. Quant aux réparations, elles ne seront jamais entièrement satisfaisantes. Encore une fois, on bricole, on opère dans un monde fondamentalement imparfait et des contextes de grande fragilité. Je dirai donc qu'il faut être modeste, et toujours considérer les particularités de chaque société, pour éviter les solutions « boîtes à outils ».
Je pense que c'est justement en déchargeant la justice transitionnelle de trop grandes attentes (guérir les victimes, réconcilier les peuples, bâtir un Etat de droit...) qu'on la préservera contre toute tentative de l'utiliser politiquement, et que l'on en fera ce qu'elle doit réellement être : un processus de justice multiforme et complexe, centré sur la reconnaissance des victimes et sur la réaffirmation de leurs droits fondamentaux et qui constitue, à ce seul titre, un pas vers la démocratie.
*«La justice transitionnelle. De l'Afrique du Sud au Rwanda», Gallimard, 2012


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