Par Azza FILALI Madame la Ministre, Permettez-moi de vous entretenir de quelques points, ayant trait à la politique culturelle que notre pays est en droit d'attendre pour les cinq années à venir. D'abord, je souhaiterais vous faire part de certains faits « anecdotiques » qui ont heurté bien des sensibilités. Le premier résidait dans la cérémonie, organisée à l'occasion de la réouverture du musée du Bardo. Que le concert symphonique à haute valeur symbolique ait été précédé d'une fête au niveau pour le moins douteux, voilà qui dépare la manifestation et la nivelle par le bas. On a vu des bambins sautiller, vêtus de n'importe quoi, suivis de bambins, un peu plus âgés, censés présenter des « tableaux » des diverses époques que réunit le musée. Pareille prestation est indigne du musée et de sa valeur. Il ne suffit pas de draper des figurants dans des tenues «carthagino-puniquo-romaines»...(et j'en passe), de faire évoluer certains avec jarres et «jehfa» pour offrir un panorama de l'histoire du pays et de son musée. Sans compter que l'on a revu les divas et ténors de toujours, figés dans une popularité intemporelle et liftés à mort, pour résister à toutes les intempéries et survivre à tous les régimes. N'y a-t-il donc pas d'autres créateurs, capables de nous offrir un spectacle de plus haut niveau ? Le pays regorge de potentialités, certainement plus talentueuses, plus jeunes, plus originales, et surtout plus à même d'offrir le souffle de créativité, indispensable à une telle manifestation. Si un mot, un seul, devait être accolé au musée du Bardo, ce ne serait pas celui de patrimoine mais de création. C'est l'accumulation des créations au fil de l'histoire qui fait le patrimoine. Ce monument doit être lu non seulement comme un site historique mais surtout comme un lieu de création. A des créations du niveau de celles figurant au Bardo ne conviennent pas des bambins instrumentalisés qui sautillent... Un deuxième fait «anecdotique» a résidé dans votre inauguration du Salon du livre, inauguration que le Premier ministre a rehaussé de sa présence, pour indiquer la place que son gouvernement entend accorder au livre et à la lecture. Si le Maroc, invité d'honneur, exigeait de vous un passage par son stand, d'autres stands auraient aimé avoir votre présence et la symbolique qu'elle véhicule. Ainsi, certains éditeurs tunisiens de renom et au passé reconnu n'ont pas eu droit à un arrêt de votre part. lI est vrai que visiter tous les stands est une gageure quasi-impossible, mais votre visite, Madame la Ministre est pleine de sens et, dans votre passage, un choix préalable et averti des stands à visiter aurait dû se faire. Quoi de plus naturel pour une ministre de la Culture que d'honorer de sa présence le stand d'une maison d'édition au passé militant et au mérite reconnu, tant il est vrai que, dans notre pays, le métier d'éditeur s'apparente plus à du militantisme et de l'abnégation qu'à du profit et des dividendes. Le livre attend de vous que vous vous teniez aux côtés des faiseurs de livres qui peinent souvent pour produire des ouvrages de qualité et pour les diffuser dans un pays où la lecture demeure une activité marginale. Autre remarque au sujet du Salon du livre : on ne peut que déplorer la pénurie tristement administrative du stand du ministère de la Culture où deux étals de livres, rangés comme dans une bibliothèque de lycée, sont veillés par une fonctionnaire morose et à l'approche pour le moins peu avenante. Ce stand, Madame la Ministre, représente l'image de marque de votre département ; son allure, son dynamisme, sa profusion sont autant d'éléments attestant (ou non) de l'intérêt, apporté par le ministère de la Culture, au domaine du livre. Mais le fond du problème réside dans la politique culturelle que le ministère entend (et peut) mener pour les cinq années à venir. Un bref survol des centres culturels qui comptent révèle qu'ils sont tous quadrillés par des vétérans au passé respectable, qu'il s'agisse de Beït El Hikma, du Théâtre national, du Centre national de traduction, pour ne citer que ceux-là. Un souffle de renouveau, des êtres neufs, jeunes, bouillonnants d'idées, désireux de donner et de faire les choses autrement, voilà qui aurait redonné un coup de blanc à cette vénérable institution qu'est le ministère de la Culture. Mais il semble que les postes soient bien gardés et que les changements ne soient pas chose facile. En vérité, Madame la Ministre, le fond du problème, comme vous n'êtes pas sans le savoir, réside dans le choix des grandes orientations culturelles. L'idéal serait de voir votre ministère tourner le dos à la «culture-loisir» (de masse), cette culture-festival, culture-consommation qui fait assimiler, par bien des Tunisiens, la culture aux festivals d'été ou aux feuilletons ramadanesques. Certes, ce genre de manifestations compte dans le paysage festif, mais réduire la culture à cela est une profonde méprise. En un mot, il faudrait opérer un virage progressif qui irait de la culture-loisir, (pareille à une bouffe emballée), à la «culture-activité, initiative, entreprise». Pour les adultes, ce genre de virage est dépassé, il est trop tard, ils sont moulés dans un mode de vie où les «occupations sérieuses» sont entrecoupées (lorsque possible) par une culture, ramenée à un divertissement ; celui-ci peut être de qualité, mais est toujours consommé par des êtres passifs, si tant est que le fait de se trémousser sur les gradins de Carthage puisse être considéré comme une action culturelle... Une façon d'appréhender les adultes serait peut-être une action, de votre part, auprès des médias télévisés, de manière à ce qu'au moins les chaînes nationales diffusent un programme culturel hebdomadaire. Celui-ci ne devrait pas être pontifiant et mortifère, ni programmé aux heures où les gens vont dormir. A ce propos, des chaînes télévisées, il y aurait tant à faire pour réduire la nocivité de ces feuilletons et de ces nouveaux « reality-shows » dont se gavent les grandes personnes et qui sont d'une nuisance rare, tant sur le plan esthétique qu'au niveau des messages véhiculés... C'est pour cela que la cible privilégiée de votre effort devrait être la jeunesse, voire l'enfance. Celle-ci serait à appréhender au niveau de l'école et une réflexion tout comme une réforme des programmes scolaires est impérative, exigeant un effort conjoint de votre ministère et de celui de l'éducation. Ancrer les activités culturelles dans l'enseignement, idéalement dès le primaire et sûrement au secondaire. En faire, non pas des matières de deuxième zone, mais les doter d'un fort coefficient et d'une présence obligatoire. Réhabiliter les «humanités» dans l'enseignement du secondaire, y compris dans les filières scientifiques, ne pas restreindre ces humanités à un enseignement de l'histoire (rébarbatif et «sélectif»), des cours de littérature, cantonnés aux «sections lettres», puis quelques heures de philosophie, l'année du bac. Cet enseignement devrait comporter une dimension d'initiative, d'activités, encouragées chez le lycéen. Pourquoi ne pas instaurer des sorties, dans le cadre des heures de cours, pour assister à la projection d'un film ou pour visiter un monument? (Dans ce sens, le musée du Bardo devrait être décrété visite obligatoire pour tout écolier ou lycéen tunisien). Pourquoi ne pas imaginer des clubs de théâtre, de musique, de littérature ou de photo dans les lycées, avec inscription obligatoire dans l'un de ces clubs, selon les affinités de chacun? Ce serait l'une des manières de faire de la culture une activité vivante, dans laquelle on s'investit, on produit, on crée. C'est l'unique moyen de s'approprier cette activité, de l'intégrer dans ses heures et sa vie et d'en demeurer imprégné, dans d'autres champs de l'existence. Un autre champ à défricher et revivifier serait celui des maisons de la culture, livrées à l'abandon, dans la plupart des villes du pays. Les réhabiliter, les redynamiser, permettrait aux jeunes (et aux moins jeunes) de disposer d'un autre lieu public que le café (ou le stade) pour se réunir. Voilà, Madame la ministre, quelques réflexions parcellaires, à propos d'un champ aussi vaste que pluri-déterminé. J'espère que vous n'y verrez que les préoccupations d'une citoyenne, au sujet d'un domaine vital pour notre pays. C'est que la culture est au fondement de tout le reste, mais la culture demeure avant tout une affaire de choix politiques et nous devons bien choisir.