Que d'enseignements le récital de Sabeh Fakhri, donné avant-hier à Carthage, nous aura apportés. Venu en très grand nombre et ayant occupé toute l'enceinte du théâtre jusqu'aux marches et les côtés des gradins où l'on ne peut pas se tenir debout, le public a démontré qu'il était assoiffé de musique authentique, de chant vrai, avec ce que cela suppose comme respect et maîtrise des modes et de l'exécution vocale arabes. Par sa présence massive, il a également prouvé que la chanson rythmique et hybride «rotanienne», qui a sévi ces deux dernières années, n'était qu'une mode, désormais en voie de flétrir. Et comme l'on dit, la rivière ne garde que ses pierres. Que les faiseurs de musique qui prétendent innover et moderniser en se dénaturant et en copiant bêtement l'Occident, soi- disant pour aller vers l'universel, fassent attention. La création, l'ouverture de nouveaux horizons et l'adhésion de l'autre — chez soi comme ailleurs — ne peuvent avoir lieu si l'on se convainc que le chant arabe est dépassé (la rengaine des incapables),si l'on ne part pas de ses sources et si l'on tourne le dos à son authenticité. Qu'ils évoquent, pour n'en plus douter, les expériences novatrices et même révolutionnaires de Sayed Derwiche, Mohamed Abdewahab, Riadh Soumbati, Baligh Hamdi, Assi, Mansour et Zied Rahabani... C'est tellement évident. Qu'ils se rappellent aussi que l'histoire n'a retenu et ne retiendra que les vrais qui ne se sont pas greffé une autre peau. Donc, et pour en revenir au concert de mardi dernier, Sabeh Fakhri est venu répondre à une attente, même si tout le monde savait qu'il ne pouvait surprendre en proposant du nouveau, l'artiste ayant bâti sa carrière et son renom sur son talent de maître du chant et sur sa constante reprise du fort, riche et colorié patrimoine de la ville syrienne d'Alep, fait essentiellement de ghazal, de qodoud et de mouwachahat. Sabeh s'assoit : une première Bon ou mauvais choix? N'aurait-il pas mieux fait de se constituer un répertoire propre, digne de son nom et de ses incroyables possibilités et dispositions ? Peu importe, puisqu'il s'est fait, en tout cas, l'inégalable interprète de l'héritage d'une école, dont il est pratiquement devenu le dépositaire exclusif. Sans constituer une exception, son concert d'avant-hier allait quand même apporter de l'inédit. Paraissant en pleine forme et resplendissant dans sa jebba, tunisienne, ce monstre de la musique arabe a entamé son programme par une suite (wassla) jaharka qu'il a exécutée grâce particulièrement au soutien dominant de sa chorale, relativement fournie. Grisé par le nombre et l'accueil enthousiasmé du public, il esquisse les fameux pas de danse alepins. Soudain, il chancelle, trébuche mais se retient de justesse en s'accrochant au micro. Faux pas ou petit malaise? Professionnel, tenace et digne, il continue de chanter en attendant la chaise qu'on allait immédiatement lui amener. Oui, pour la première fois Sabeh Fekhri allait donner son concert, assis. On le sentait fatigué, mais il ne voulait pas renoncer. Il a même essayé de se lever au milieu du spectacle, mais il s'est tout de suite rassis, sans jamais s'accorder un «break» ou des temps franchement «morts», faisant le bonheur de l'auditoire. Seulement, et au-delà de son malaise, ce grand est-il demeuré le même ? Est-il celui qui, jusqu'à il y a quelques années, donnait des leçons de virtuosité, de technique, de facilité dans les ornementations en aigu et même dans des tons au-dessus ? A quoi a-t-on eu droit en définitive! Un orchestre cossu, prêt à «tendre la perche»,accordé d'emblée sur la tonalité basse pour soutenir une voix, habituée pendant des décennies au registre naturel, mais qui a perdu, hélas, l'essentiel de son étendue et de sa tonicité; une chorale omniprésente pour couvrir les défaillances du chant et un Sabeh Fakhri usant de son expérience, de son savoir-faire, bref de son métier, pour aller au terme d'un récital de deux heures et demie qui lui aura coûté bien des efforts, même s'il a semblé reprendre des couleurs vers un final qu'il a courageusement prolongé. Pour autant, cela n'aura pas atténué le sentiment de désolation éprouvé par ses admirateurs mélomanes, ainsi que par une partie, nous a-t-il semblé, du public présent. Une conclusion et une seule peut-être : Sabah Fakhri, un monstre sacré du chant classique arabe, devrait réfléchir à la voie à emprunter au stade actuel de sa carrière, pour garder son image intacte, ne pas flirter avec le pathétique (heureusement, il n'y est pas encore tout à fait) et se ménager d'ores et déjà la sortie la plus digne de son prestige… de son art. On l'a déjà dit à Warda et à Wadii : nous tenons à nos icônes ! Et parce que nous l'aimons, pourquoi ne pas le répéter à l'adresse de notre idole Sabeh Fakhri, dont les prestations pourraient se limiter à des participations distinguées et d'honneur, adaptées à son âge et à ses possibilités d'aujourd'hui. Nos grands ne peuvent ni ne doivent chuter.