Akram Musallam, né en 1971 à Talfit, près de Naplouse, en Palestine, est journaliste au quotidien Al-Ayyâm de Ramallah. Il est l'auteur de Hawâjis al-Iskander (Les Tourments d'Alexandre, Ramallah, 2003) et Sirat al'aqrab alladhi yatasabbabu ‘araqan (L'histoire du scorpion qui ruisselait de sueur) paru à Beyrouth en 2008. Ce roman, qui a obtenu le prix de la Fondation Abdel Mohsen Kattan (Londres)a été publié par Actes Sud en 2010. L'éditeur français vient de lui publier un troisième ouvrage,La Cigogne, dans une agréable traduction de Stéphanie Dujols. Akram Musallam a recours dans ce nouvel ouvrage, une fois encore,non seulement à la politique, l'engagement étant de mise, mais également à l'humour et à la dérision.Il l'avait fait dans «L'histoire du scorpion qui ruisselait de sueur». Il récidive dans La Cigogne. Dans ce roman, le personnage centrala été, dès son enfance, affublé par sa grand-mère d'un drôle de sobriquet :al-laqlaq, la cigogne,« en référence à sa constitution physique : une trop grande taille ; des jambes grêles ; des épaules tombantes, sous un long cou surmonté d'une petite tête ronde, avec un nez passablement allongé ; de longs bras filiformes ». (p19) Ainsi desservi par la chance, en butte aux sarcasmes, la Cigogne finit, en grandissant, par admettre que sa grand-mère « était tombée plutôt juste » mais ce faisant, elle l'a tout simplement « fendu en deux » (p.19). Ce roman se lit d'une seule traite. Point de narrateur omniscientet point d'ironie.Grâce simplement aux titres révélateurs des chapitres ( ex :‘Un grand-père tout à fait ordinaire qui allait mûriraprès sa mort', ‘Une Grand-mère peu ordinaire qui fendit son petit-fils en deux', ‘Comment un géant se ratatina et devint chauffeur de taxi', etc…), l'esprit de dérision court en filigrane comme dansL'histoire du scorpion qui ruisselait de sueur. Si dans ce dernier roman, le père du narrateur perd sa jambe et sa virilité non pas au cours d'un acte héroïque mais à cause d'un clou rouillé, dans LaCigogne le grand-père du personnage central, qui avait servi dans les troupes coloniales britanniques, avait tendance à s'identifier à Al-Khader, ce personnage énigmatique qui aurait accompagné Moïse durant un voyage initiatique. Cette identification due à son obsession de la confidentialité, lui permet de tisser les histoires les plus saugrenues aux dépens de son petit-fils. D'ailleurs c'est autour de l'une d'elles, « le secret des cailloux », que tout le roman est habilement structuré : « Il mourut sans lui révéler le secret des cailloux ! Il lui transmit tout ce qui faisait la sagesse de sa vie. Même l'histoire du sang qu'il avait sur les mains et la conscience - et dont jamais personne n'a eu vent - , il finit un jour par lui raconter. Celle des cailloux, en revanche, resta consignée, comme un trésor, à la garde d'un avenir hasardeux. » (p.9). Et effectivement l'avenir de la Cigogne fut plutôt hasardeux. Après avoir terminé deux années d'études à l'Ecole Normale d'instituteurs, et obtenu son diplôme, il préféra s'installer comme photocopieur près de l'université. Ce fut « le métier de sa vie » (p.34 ) Quelques années plus tard il se maria à Amman mais ne put jamais faire venir ni sa femme ni sa fille au village natal: « La noce consista en une simple petite fête familiale. Puis les jeunes mariés louèrent un appartement pour deux mois. Avant même qu'ils se fussent écoulés, la Cigogne repartit sur l'autre rive du Jourdain dans l'idée de préparer l'arrivée de son épouse. Mais les choses se révélèrent plus difficiles que prévu : la faire venir lui était interdit par la loi. Car bien que palestinienne, elle était née hors des frontières, et bien que son père fût de ceux qui avaient vécu à l'intérieur desdites frontières, il s'était absenté du pays pendant quatre ans sans y revenir pour établir sa présence, en vertu de quoi il avait perdu, non sa nationalité, mais son droit à revenir dans son pays. » (p.72) Divorcé malgré lui, la Cigogne ne se remaria pas. Derrière cette tragédie personnelle c'est la terrible ‘Nakba' du peuple palestinienet le droit au retour des refugiés, qui se profilent. Nul besoin de décryptage : depuis la défaite de 1948, et l'exode de la population palestinienne, on le sait, le droit au retour a été une des revendications fondamentales des Palestiniens. Le 22 novembre 1974, l'Assemblée générale des Nations unies avait adopté la résolution 3236 réaffirmant le « droit inaliénable des Palestiniens de retourner dans leurs foyers et vers leurs biens, d'où ils ont été déplacés et déracinés, et demande leur retour ». Ce droit constitue aujourd'hui une des conditions de l'initiative de paix arabe avec Israël.Grâce à cette technique subtile du non-dit,l'œuvre prend dès les premières pages l'allure d'un poignant témoignage.Et c'est là tout l'art d'Akram Musallam. Si parfois il donne l'impression qu'il navigue au gré de la mémoire de ses personnages,c'est par souci de la vérité historique dans la mesure oùtout le roman se trouve balisé par les catastrophes qui ont marqué et infléchi le cours de l'histoire palestinienne.Même ses fréquents détours basés sur l'onirique imaginaire lui permettent de souligner la forte charge symbolique de certains termes comme‘frontière',par exemple,celle qui divise arbitrairement la Palestine et celle qui sépare le réel de l'imaginaire : « Il songe à ces frontières qui le protègent, à d'autres qui usurpent son espace, et à ces équivoques qui peuvent vous amener à surveiller des frontières entre vous et vous-même. » (p.123). "Humour, c'est amour; ironie, c'est mépris", écrivait Dominique Noguez.Il n'y a pas d'ironie dans La Cigogne. Les romanciers palestiniens, en général, n'ironisent pas car ils aiment leurs personnages puisqu'ils sont leursréférentiels. Grâce à eux, ils peuvent souligner avec force les préoccupations réelles d'un peuple qui n'en finit pas de souffrir et transformer du coup certaines péripéties en une prise de conscience lucide et positive. Le compatriote de Musallam, Mahmoud Shukair n'hésite pas à faire appel à des figures célèbres uniquement par esprit de dérision. Dans Ma cousine Condoleezza, la liste des célébrités est longue: Ronaldo, le footballeur brésilien qui a «promis» à Khazem Ali, le chauffeur de taxi, de lui rendre visite; Brigitte Bardot offrant un chien à Abdel-Ghaffar lors de son troisième voyage à Paris ou encore le célèbre mannequin, Naomi Campbell, dont le nom mais aussi le déhanchementsèment le trouble dans le quartier. Il n'en est pas de même, on le devine, pour les romanciers arabes israéliens, comme Sayed Kashua, (Les Arabes dansent aussi, Belfond, 2002) ou encore Azmi Bishara auteur de l'émouvant Checkpoint ( Actes Sud, 2004).Leur recours à l'esprit de dérision est forcément limité,leur situation particulièreleur imposant des servitudes et des stéréotypes. Faut-il le souligner ? Il est toujours interdit en Israël de célébrer la Nakba. Ainsi, vivant une vie en porte-à-faux dans une société dominée par l'inégalité de fait, animés de ce ressentiment légitime qu'ils éprouvent contre toute la société, ils font preuve de pragmatisme dans leur écriture. La Cigogne nous rappelle surtout le premier roman de Adania Shibli, romancière et scénariste, née en Galilée, Reflets sur un mur blanc, (Actes Sud, 2001). Une fois le plan spatial de cesdeux romans deviné - un village palestinien, sans nom- la fin acquiert dans les deux oeuvresune dimension singulière, allégorique : le destin de l'enfant, devenue jeune fille, symbolisant celui de la Palestine déchirée. Dans La Cigogne, la fille du personnage central a grandi loin de son père à cause de la ‘frontière'. A la fin du roman, elle lui envoie cette lettre : « Elle écrit : «Je l'ai trouvé (le ‘géant', devenu chauffeur de taxi, qui n'accepte jamais de prendre un passager quittant la Palestine (p.79) ).... Tu oublies que je suis une fille d'Amman ? … Je lui ai demandé de me conduire au pont (le pont Allenby, ‘'point de passage, contrôlé par Israël entre la Cisjordanie et la Jordanie, note p.34'') .Il m'a fait payer le prix de l'essence et il est reparti à vide. J'y retournerai avec lui de temps en temps ; je ne lui dirai pas, mais je ne m'y rendrai jamais dans un autre taxi que le sien. - Tu me préviendras ! écrit la Cigogne avec ferveur, je me présenterai de l'autre côté comme si je n'étais pas interdit de sortie. J'irai au moins les contraindre à quelque chose, ne serait-ce que de me refuser le passage !» Akram Musallam, La Cigogne, roman traduit de l'arabe (Palestine) par Stéphanie Dujols, Sindbad/Actes Sud, 128 pages.