Par: Ridha KEFI Pourquoi, sous nos latitudes, les gens ont-ils horreur de l'opinion contraire - quand bien même elle serait exprimée de manière calme et pondérée - au point de refuser tout débat ou de réduire celui-ci à un ennuyeux monologue à plusieurs voix ? Pourquoi continue-t-on de penser que la contradiction est génératrice de conflits et de désordres, au point de renier à l'autre jusqu'au droit de dire qu'il n'est pas d'accord, qu'il pense différemment ou qu'il a une autre approche... de ses propres intérêts ? Ces interrogations ne valent pas seulement pour les hommes politiques, bien qu'elles les concernent en premier lieu; elle vaut aussi pour les intellectuels, les artistes et les citoyens lambdas, quelles que soient leurs audiences et obédiences. N'avons-nous pas vu des cinéastes et hommes de théâtre fulminer contre des confrères qui ont «osé» (comble de l'irrévérence !)... critiquer leurs œuvrettes ? Je ne voudrais pas citer ici des noms pour ne pas remuer le couteau dans la plaie, mais les «héros» de ces tristes pantalonnades se reconnaîtront aisément. Dans les pays démocratiques, la critique est considérée comme un moteur - et donc une condition - de la créativité nationale dans tous les domaines, y compris et surtout, en politique. Elle est considérée aussi comme un moyen pour la révélation de la vérité et le triomphe de l'intérêt général sur les intérêts particuliers. Elle est considérée enfin comme une méthode, la meilleure que l'humanité ait inventée à ce jour, pour nuancer les jugements, rapprocher les points de vue, corriger les erreurs et, surtout, prévenir les errements qu'une pensée trop unique risque d'induire. Dans les pays «réellement» démocratiques - tous les pays se réclament de la démocratie, mais tous n'en respectent pas les principes -, tout le monde s'exprime librement, dit haut et fort ce qu'il pense, crie et vocifère... Tout le monde fulmine contre tout le monde. Les allégations (des uns contre les autres) sont parfois justifiées et, plus souvent encore, exagérées voire injustes. Mais la vie continue et l'ordre règne dans les cœurs et les esprits. Et si, de temps en temps, la déclaration intempestive d'un homme politique provoque des protestations, des contestations publiques voire des émeutes violentes, la situation finit toujours par se rétablir rapidement après que l'auteur de l'impair eut nuancé ses propos ou corrigé sa position. Exemples: les erreurs de gestion de l'après-guerre en Irak, qui ont valu au président américain les critiques les plus acerbes dans les médias du monde entier et même d'immenses manifestations publiques dans son propre pays, n'ont pas empêché ce dernier de se faire réélire pour un second mandat présidentiel en novembre 2004. De même, les propos du ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy sur les jeunes des banlieues, qualifiés de «racaille» à nettoyer «au karcher», qui ont provoqué des émeutes spectaculaires dans toute la France en 2005, n'ont pas empêché le chef de l'UMP de briguer la présidence de la République à laquelle il semble être, d'ailleurs, aujourd'hui, le plus sérieux candidat. Pourquoi donc, dans les pays démocratiques, où tout le monde critique tout le monde, où tout est dit, parfois en des termes très peu choisis, où les médias sont insolents, lèvent le voile sur les pratiques répréhensibles des responsables politiques (financement occulte des partis, appartement mal acquis, vacances à l'œil...) et fouillent dans la vie intime des grands et des petits... Pourquoi donc, dans ces pays là, où tous les acteurs de la vie publique marchent sur le fil du rasoir et font attention à ce qu'ils disent et à ce qu'ils font, la situation ne dérape (presque) jamais et l'ordre continue de régner, en tout cas mieux que dans les pays non démocratiques ou «en transition» vers la démocratie ? Les théoriciens ont inventé, à ce propos, un concept paradoxal : la «censure démocratique». Explication : lorsque les médias se multiplient, que tout le monde parle en même temps et que les discours vont dans toutes les directions à la fois, le public a de plus en plus mal à se concentrer et à distinguer entre les éclats de paroles qui lui parviennent. L'expression libre, qui est le fondement même de la démocratie, devient alors, au mieux un bruit de fond, au pire une sacrée cacophonie, obligeant les hommes politiques à recourir de plus en plus aux experts en communication pour les aider à mieux faire entendre leurs voix - et leur différence - dans le tumulte général. Mais c'est là une autre histoire... A l'inverse: quand on essaie d'empêcher la parole libre (libre mais responsable et pondérée), de fermer les issues qui y mènent et de raréfier les occasions où elle pourrait s'exprimer publiquement, on donne encore plus d'audience, de pertinence voire de vérité aux bribes de paroles «empêchées» qui parviennent à surmonter les obstacles mis sur leur chemin. On n'y peut rien: l'homme est ainsi fait. Chez lui, l'interdit a une saveur particulière. Et parce qu'il est rare, il est recherché en tant que tel. Et parfois accepté sans réserve... C'est ainsi qu'une rumeur infondée a parfois plus de crédit aux yeux du public qu'une vérité assénée du matin au soir par une source... peu crédible.