Dans l'ancienne société, l'entraide ne procède pas de prérogatives administratives. Support de l'existence collective, source vive de l'ethos communautaire, elle va de soi et précède la promulgation des lois. Dans ces conditions, fondatrices, la mise en œuvre de l'organisation associative pour l'usage et le partage de l'eau remonte le cours d'une rétrospective séculaire dont nul ne saurait préciser l'heure première. Mais dans les palmeraies oasiennes des franges pré-sahariennes, à l'origine était Ibn Echabbat. Ingénieur hydraulicien bien avant l'édification des écoles nationales d'ingénieurs, il invente un réseau distributif de l'eau. Une clepsydre, le Kadouss, jauge le temps d'irrigation alloué à chaque paysan de la communauté. Aujourd'hui, quand le spleen sévit, ce moment, fabuleux, des pionniers nourrit l'arbre de la grande nostalgie. En l'an 1987, bien des lustres après l'ère où les fauves erraient en liberté, les députés votèrent, à l'Assemblée, une loi l'égalisatrices des "Associations d'intérêt collectif" (AIC), ancêtres des actuels "Groupements de Développement Agricole" (GDA). Il s'agit d'organiser la gestion de l'eau potable et d'irrigation dans l'univers agraire. Depuis les débuts, jusqu'à nos jours, j'ai eu à mener les innombrables "séances de sensibilisation" afférentes à la constitution de ces associations. Leurs initiateurs préconisaient une relation à établir entre le retrait, progressif, de la direction étatique et la prise en charge, collective, des systèmes d'irrigation, par les groupes de paysans. Elu parmi les adhérents à l'association, un comité, où figurent l'égouadier, le président et le trésorier, assume la gestion financière et l'entretien, partiel, du réseau. Le gros œuvre continue à relever des pouvoirs publics. Au débouché de l'expérience, l'avantage, immense, de l'eau amenée aux ruraux des zones les plus enclavées dans ce monde où la soif agresse un milliard de personnes, demeure confronté à une sérieuse difficulté. Un mot la résume. Une autogestion ou manque l'autorégulation ouvre la voie aux dysfonctions. Les bilans comptables situent entre 10% et 65% les volumes d'eau perdus. Au gouvernorat de Nabeul, dans la Délégation de Sidi Jedidi, le GDA "Al Amal", situé au lieu dit Menzel Moussa, enregistre 65% de pertes en raison des factures impayées, des branchements clandestins et de la détérioration des canalisations. Au 30 janvier 2010, la dette atteint 45.000 dinars dus à la STEG et 70.000 dinars non payés à la SONEDE. Pour éluder leurs obligations financières, les associés recourent aux plus astucieux des procédés. Sous la niche bétonnée, le subtilisateur de l'eau, par captage illégal, place, de nuit, le collier de prise d'où part la conduite souterraine vers l'intérieur de l'espace habité où nul ne vient contrôler. Le président de "Boushem", DGA étalé sur une part des trois délégations de Bou Argoub, Nabeul et Dar Chaâbane, reproche aux voisins de l'indélicat leur silence. Il bute, chaque fois, sur cette même réponse : "Je ne suis pas un délateur". Ici, 30% de pertes en eau creusent le déficit malgré l'effectif, nombreux des 700 adhérents. Les présidents disent et redisent ne pouvoir avoir "les yeux partout". Ce propos rejoint celui d'Henri Mandras qui définit le monde rural par "La servitude de l'étendue". Systématique, l'utilisation de l'eau potable pour l'irrigation des parcelles compromet la gestion du système et source les pénuries conjoncturelles. Durant l'une des réunions de sensibilisation à "l'approche participative" l'un des contrevenants justifie, en ces termes, l'injustifiable : "J'irrigue avec l'eau potable et je continuerai à le faire ; mais je ne commets aucune faute puisque je paye le volume d'eau indiqué par mon compteur". L'argumentation opposée à cette prise de position fut celle-ci : "Il vous appartient d'adresser une demande pour obtenir l'introduction, ici, de l'eau d'irrigation, mais le recours à l'eau potable déséquilibre tout le système et entraîne les pénuries. Ce ne sont pas les études préalables qui ont été mal faites ; mais les abus outrepassent les données, les calculs et les prévisions. L'achat de toute l'eau disponible par un seul ne justifie pas la soif de tous". Mais l'homme ne renoncera, sans doute pas, sans l'introduction de l'eau d'irrigation. Ici, apparaît l'obstacle premier sur lequel bute la sensibilisation présumée. Subjectivité et objectivité Car, pour modifier les dispositions subjectives, il faut transformer les structures objectives. Dans le gouvernorat de Gafsa et au GDA nommé "Haouel El Oued" l'adhérent dit : Dès que je vois l'eau, quelle qu'elle soit, je pense aux racines de mes plantes. Je préfère boire un demi-verre et leur donner l'autre moitié pour les voir en bon état". Mais 50% de l'eau pompée l'est en pure perte pour la caisse du GDA. Au vu de l'imprévu je pose, à l'égouadier cette question : "Pourquoi ne pas couper l'eau à qui refuse de payer ?". Il répond : "Ici, nous sommes tous du même clan. Si je coupe l'eau à l'un de mes cousins, je perds la face.". Ainsi engagé, ce débat soulève un coin du voile sur le problème de l'anonymat. Dans les associations liées aux périmètres irrigués, par exemple à Hajeb Laïyoune, l'arrache des portières métalliques aux niches protectrices des vannes ajoute son effet à ceux des infractions signalées. Au plan théorique, vers quelle conclusion pourrait orienter ces quelques observations ? Les anthropologues, hommes de terrain, aiment bien reprocher aux philosophes leurs spéculations décrochées du concret. Mais si Kant leur était conté, ils auraient de quoi réviser leur préjugé. A propos de la "société civile" notion élaborée, pour l'essentiel, dans les écrits kantiens, puis, hégéliens, l'auteur des "principes catégoriques" évoque, au 18ème siècle, déjà , "Une sociabilité insociable". Sensible aux processus conflictuels, ce philosophe de l'éthique demeure le meilleur analyseur du paradoxal et de l'antinomique. Pour l'autogestion de l'eau, sans autorégulation du monde nouveau, ainsi, paraissent les pratiques inciviles de la société civile. A la faveur du flou conceptuel passe, en contrebande, l'occultation du complexe lavé au cœur du réel. Voilà pourquoi "il n 'est de science que du caché" pour ainsi percevoir le savoir et le définir, Gaston Bachelard, l'épistémologue, savait ce que parler veut dire. A propos d'associatif et d'eau, en Tunisie, comment éluder l'examen d'une affirmation sans cesse répétée par les tenants du sens commun ? Aliment, privilégié, des neurones revigorés, le sucre fourni par le fruit, succulent, du palmier dattier aurait partie liée avec le génie de Chebbi, ce poète le plus souvent cité. En matière de politique hydraulique Ibn Echabbat inaugure et Ameur Horchani clôture. Pour ces trois fils de l'oasis, les nourritures terrestres seraient au principe de la geste. Mais à quoi bon pousser plus avant la critique, radicale, de cette affabulation ? Autant expliquer la révolution cubaine par une manne, le sucre de canne !