Ce titre est venu à point pour contribuer à une meilleure connaissance de la question. Oeuvre académique en langue arabe fondée sur une approche historique et nourrie à des sources documentaires diverses et complémentaires tels que les sources hagiographiques, les récit de voyage, les dictionnaires biographiques et les traités en hérésiologie, le livre vient enrichir un répertoire documentaire sur le soufisme et la mystique musulmane. Problématique peu connue, ardue et rarement fréquentée hormis les travaux de spécialistes et d' orientalistes tels que Berque, Massignon, Brunschvig, Demeersman. Plus particulièrement, Il vient consolider le corpus académique édifié par Mme Amri qui a déjà à son actif des essais sur le sujet dont Les femmes soufies ou la passion de Dieu, Saint et sainteté dans le christianisme et l'Islam, Les saints en Islam et une présentation et traduction de l'hagiographie de Aisha al Mannûbiyya. L'oeuvre composée de six grandes sections cerne le mouvement soufi ifriqiyen à travers toutes ces facettes, à savoir la sainteté et son milieu (les ribâts, les mosquées et les zâwyias), les rapports des maîtres soufis aux fouqahas et à l'ensemble de la société ; les aspects initiatiques du soufisme ; les influences réciproques entres les écoles soufies et le vaste mouvement des hommes et des idées entre l'Andalousie, Kairouan, Bougie, Constantine, etc. à cette époque nodale de la civilisation musulmane du IX ème au XIII ème Siècle. Ce faisant, le livre dessine une carte des centres soufis et nous fait remonter à une époque de notre histoire où le savoir et les idées circulaient malgré le caractère rudimentaire des moyes de transport et l'extrême difficulté des communications. Le livre nous fait découvrir les grands noms de soufis qui ont contribué substantiellement à l'islamisation du Maghreb et plus précisément à approfondir la foi des nouveaux venus dans la religion conquérante. C'était en effet des maîtres savants et eux-mêmes fouqahas en droit malikite orthodoxe qui consacraient leur vie à l'enseignement et à l'initiation des disciples à toutes les branches du savoir coranique. Ainsi Abou al Hassan al_Shâdhilî originaire du Maroc avait formé des compagnons qui ne l'avaient pas suivi quand il avait quitté Tunis pour Alexandrie en 1242 mais avec qui ils avaient gardé contact par la voie épistolaire. Ainsi, sa Tariqa, allant d'un dépositaire à l'autre avait envoyé des rayons d'influence un peu partout en terre d'islam et jusqu'en Orient. En même temps, l'oeuvre a cette vertu intéressante de récuser toutes sortes d'idées reçues. A titre illustratif, à Brunschvig qui, dans sa « Berbérie orientale sous les Hafsides », a renvoyé dos à dos les soufismes andalou et ifriqiyen pour signaler respectivement la richesse doctrinale du premier et la médiocrité du second (qui serait selon lui d'un ordre inférieur plus proche de la religion populaire par rapport à la cosmogonie des andalous), le livre apporte un démenti conforté par les sources et les documents. En réalité, pour ne citer qu'eux, l'expérience de Shâdhili et celle de Makhlouf Châbbî ont hissé le niveau du mysticisme ifriqiyen à la hauteur des écoles de Baghdad et d'Andalousie. D'ailleurs, en dépit de certaines divergences du point de vue doctrinal, les maîtres se concertaient et s'inspiraient les uns des autres ; aussi, Ibn Arabi a séjourné deux fois à Tunis auprès de cheikh Mahdhâouî qui l'avait inspiré. Et l'histoire garde dans la mémoire soufie l'amitié de six grands maîtres dont Ibn Arabi, Tahar Mzoughi et abou Ali Annafti. Tandis que Kssour Essaf avait constitué un centre soufi vigoureux où l'on préconisait une éthique du renoncement audible dans les oraisons de Shâdhilî et de Ahmed Ibn Makhlouf. Ce soufisme était une belle synthèse des différentes écoles Y compris celle de Bagdad, fief de Kochayri, de Sohrawardi et de Ghazali. Aicha Mannûbiya appartenait à ce courant. En fait il s'agissait d'une interférence de tous les courants. Y étaient représentés Junaïd, Abdelkader Jilani et d'autres saints. Au final, le soufisme Ifriqiyen n'a rien à envier aux autres. La dernière partie du livre est consacrée quant à elle à l'étape où le soufisme commença à se codifier et où les cheikhs se donnèrent chacun une Wadhifa. C'était le début des voies ou Tariqa (Dhikr, awrad, khilwa, etc.). Autant dire que ce livre donne le ton juste pour parler du soufisme en termes de doctrine et d'ascèse à visée spirituelle. Pour lui conférer une place fonctionnelle dans la société et un rôle majeur dans l'édification non seulement spirituelle mais plus largement intellectuelle des apprenants. On y apprend bien des choses, entre autres, que les termes abusifs de confrérisme et de maraboutisme sont des signifiants à tonalité péjorative et des substantifs à connotation coloniale. Même si, faut- il le reconnaître, l'ignorance et la décadence sont également responsables de l'évidement du soufisme de son signifié originel et de la confiscation de son sens par une acception superstitieuse qui fait des saints comme sidi Mehrez ou sidi Ben Arous des adjuvants de Dieu auxquels l'on demande des faveurs et dont on attend aide et secours. Pour tout dire, à côté de certains historiens étrangers qui ont renié au soufisme l'essence réelle de sa signification en en donnant une version dégradée, les crédules et les incultes locaux ont fait de même en toute bonne foi. Faut-il alors en vouloir aux uns ou aux autres ? J'incline à croire que d'un côté comme de l'autre on est face à une incurie dont il faut implorer Dieu de délivrer notre mémoire, notre présent et surtout notre avenir.