Il se trouve qu'il n'a pas pu traverser le pays, dans l'espace et dans le temps, avec le détachement courtois mais distant, d'un visiteur forcé qui fait mine de s'intéresser aux monuments et aux pierres, le regard distrait, en catimini fixé sur sa montre, attendant le moment de pouvoir s'éclipser en douceur, la conscience lisse et sans relief, sans empathie et sans remords d'avoir occupé un lieu sans le voir, côtoyé des gens sans leur avoir prêté aucune attention, d'avoir perdu l'occasion en somme, de rencontrer cet « Autre » dont on dit que sa différence vous enrichit, d'autant plus volontiers qu'on ne perçoit en lui, faute de s'y intéresser véritablement, qu'une présence furtive. Qui habitera à peine votre pensée, sitôt installé, sitôt parti. Mais Alfonso de La Serna ne fait pas partie de cette catégorie de personnes, imperméables à l'humanité des Hommes. Son livre : « Images de Tunisie » édité par deux fois de son vivant (en 1979 et 1990), et qui vient de sortir en avril 2010 dans sa version traduite en français (sous la direction de Ridha Tlili), grâce à l'initiative de la Fondation « El Legado Andalusi » et l'Ambassade d'Espagne à Tunis, en est le plus éloquent témoignage. Trente ans après, l'ouvrage n'a pas pris une ride. Alfonso De La Serna est un diplomate espagnol qui a vécu en Tunisie entre 1968 et 1973. Séduit par le pays, attentif à ses plus infimes pulsations, ce passage, qui aurait pu ne constituer pour lui, qu'une étape de plus dans sa carrière qui le mena entre autres, à Rabat et à Stockholm, le marqua profondément. A tel point qu'il se décida un jour, des années plus tard, à laisser parler ses souvenirs, pour raconter ce pays qu'il a tant aimé à ses compatriotes, mais aussi aux autres : ceux qui n'eurent peut-être pas l'occasion d'y mettre leurs pas, ou ceux qui n'ont pas eu loisir de comprendre, qu'on n'habite pas un lieu impunément, sans qu'il finisse par vous habiter de quelque façon que cela soit, jusqu'à ce que vous ne vous y sentiez plus étranger. Sillonnant le pays, du Nord au Sud et du Sud au Nord, se familiarisant, autant avec les gens qu'avec les architectures, et les strates successives qui en ont façonné le terreau bruissant de mille et un brassage, ayant fécondé les échanges et favorisé les richesses d'une culture, trois fois millénaire, Alfonso De La Serna, esprit curieux et ouvert à toutes ces résonances qui l'interpellent étrangement avec une voix familière, se surpris à s'y sentir à l'aise, comme un poisson dans l'eau, retrouvant, à travers les couleurs et les sons, comme un parfum d'Espagne. Un peu comme si quelqu'un arpentait l'Histoire à rebours, sur la trace de cette Andalousie de la grandeur et de l'exil mêlés, où des membres d'une même famille, séparés par les aléas de la vie, se retrouvent enfin, réunis autour d'une même table, pour parler, en se regardant droit dans les yeux. « Images de Tunisie » s'ouvre par deux introductions : celle du Ministre espagnol des Affaires Etrangères et de la Coopération, et celle du Ministre tunisien des Affaires Etrangères. Leur maître -mot : l'Altérité. Au cœur de l'œuvre cela va sans dire. Précédé par des notes préliminaires à la première et à la seconde édition, le livre s'articule en dix-huit chapitres, qui prennent la forme d'une pérégrination géographique, à travers la Tunisie, de la Médina de Tunis, à La Goulette, de Carthage à Sidi Bou Said, de Kairouan au Sahel, de La péninsule du Cap Bon, du Djérid à Djerba, de La Khroumirie, Tabarka, sur les traces de Rome, des Andalous, et la nostalgie de Séfarade, enfouie comme une tristesse diffuse que rien ne peut endiguer…, jusqu'à la Tunisie de Bourguiba. Car cet ouvrage, une tranche de vie colorée, chaleureuse, et ô combien documentée, est une invitation au voyage sur des terres que ne peut habiter l'ennui, aux confluents de cette méditerranée qui sépare et rapproche à la fois, à mi-chemin de la belle Espagne et d'une Tunisie du cœur : celle d'Alfonso De Serna (1922-2006), qui dira en substance : « Puisse , Incha'Allah, ce livre un jour arriver entre les mains d'un Tunisien qui dirait que j'ai compris sa patrie, c'est alors que je me considèrerais comme largement payé pour l'amour et l'admiration que j'ai pour la Tunisie. Et que la paix soit pour tous. »
* Images de Tunisie (trad. en Français sous la direction de Ridha Tlili), Ed. El Legado Andalusi / Ambajada de Espana en Tunez, avril 2010, 458 p.