Curieux : mieux on est payé et plus on est endetté. La classe moyenne fait face, en effet, à des charges nouvelles dues, entre autres, au chômage des diplômés Si l'on compare les revenus des ménages et leurs dépenses, on s'aperçoit très vite qu'il y a un décalage assez important, essentiellement du à une inflation difficile à juguler. Il faut savoir que le salaire moyen de la majorité de cette classe moyenne tourne autour de cinq cents dinars par mois, avec parfois un apport devenu nécessaire au fil des années : le salaire de l'épouse. Ce salaire est celui de bon nombre de fonctionnaires moyens, de techniciens supérieurs, de jeunes cadres… Une somme nettement insuffisante lorsque l'on sait que le loyer moyen dépasse deux- cent-cinquante dinars et que le moindre appareil électroménager coûte plus d'un mois de salaire. Interrogé sur la manière de s'en sortir, un jeune cadre marié et père d'une petite fille, affirme qu'il s'arrange comme il peut : « je rogne sur mes dépenses, je prends de petits crédits et je colmate les brèches avec les primes, les tickets restaurant, les bons d'essence... Et puis ma femme est devenue une spécialiste pour repérer les bonnes affaires à la friperie, pour toute la famille... » Que dire alors pour ces ouvriers payés au SMIG et parfois moins que le minimum : employées de maison, femmes de ménage dans les sociétés privées, journaliers… Selon un sociologue, « la société tunisienne semble se scinder en deux : une minorité aisée, citadine, ultra moderne, avec voitures de luxe et dépenses inconsidérées et une majorité qui tente de s'en sortir comme elle peut. Et jusqu'à présent, ce qui maintient l'unité de cette catégorie, c'est la structure familiale ancestrale et l'entraide mutuelle entre ses membres… La question est de savoir jusqu'à quand cela va-t-il fonctionner. » Jongler avec un salaire à peine suffisant, tient parfois de la prouesse, de la magie. Enseignant dans le secondaire, l'un de nos interlocuteurs assure qu'il a « commencé avec un salaire mensuel inférieur à six cents dinars, pour arriver aujourd'hui à plus de neuf cents dinars. Paradoxalement, j'ai plus de difficultés à joindre les deux bouts. Même si je compte les avancements et les primes, je sais que je ne pourrais jamais vivre vraiment à l'aise. C'est comme si les salaires étaient calculés pour nous permettre de survivre, pas de vivre… D'ailleurs cela fait des années que je n'ai pas mis les pieds dans un hôtel ou un restaurant, car mon salaire est trop juste. J'ai beau le calculer dans tous les sens, il n'en reste rien. Et je suis prof de maths ! » L'emploi pour s'en sortir Mais le plus grand problème qui se pose à cette classe moyenne, c'est l'emploi de ses enfants, super diplômés, bac plus six, plus dix, pleins de bonne volonté, mais qui n'arrivent pas à trouver du travail. La famille est alors obligée de subvenir à leurs besoins grandissants, malgré leur âge avancé. Selon un psychologue, « cette situation pose de nombreux problèmes psychologiques, notamment un certain manque de maturité et une incapacité à s'assumer alors que ces enfants sont déjà adultes… » Il poursuit : « certains se contentent de travaux en dessous de leurs capacités, ce qui ne manque pas de leur poser quelques problèmes. Mal payés et peu considérés, ils sont vus comme des ratés, alors qu'ils sont victimes d'une situation mondiale. Certains finissent parfois par sombrer dans la dépression, alors même qu'ils étaient brillants... » C'est le cas d'une jeune étudiante issue d'un milieu relativement aisé, mais qui a été obligée de travailler dans un centre d'appel, en même temps qu'elle préparait un troisième cycle en biologie : « je me suis retrouvée à faire un travail de standardiste avec une pression continue de la part de petits chefs qui n'avaient même pas mon niveau. J'ai tenu trois mois et un beau jour j'ai fondu en larmes suite à une remarque désobligeante de la part d'un petit chef. Depuis je suis mal dans ma peau, car j'ai l'impression d'avoir raté ma vie… » Avec des administrations saturées qui recrutent de moins en moins et un secteur privé où l'on est sous payé à cause d'une rude concurrence, il devient difficile de se faire une place au soleil. Le privé est d'ailleurs souvent critiqué : « un directeur de société privée ou d'usine ne va pas recruter n'importe qui. Il va avoir une préférence pour ses propres enfants ou ses proches, même s'ils ont moins de compétence et moins de diplômes », souligne un jeune diplômé en gestion. Il faut dire que, vu la prolifération des diplômés du supérieur, chaque concours reçoit d'innombrables demandes et les employeurs, étatiques ou privés, n'ont que l'embarras du choix. Une situation qui pousse un nombre important de jeunes diplômés à tenter leur chance sous d'autres latitudes : en Europe, au Canada et même à l'autre bout du monde, en Australie… Pour en revenir à ces familles qui tentent de joindre les deux bouts, ces enfants constituent une charge de plus et c'est la mort dans l'âme que certains parents les laissent partir vers ces lointains horizons. Un déchirement qui vient fragiliser des structures familiales déjà branlantes, à cause notamment de ces problèmes d'argent. Car il faut aussi évoquer les problèmes de couple que crée cet équilibre financier introuvable, avec leur lot de scènes de ménage et parfois de divorces. Il est donc urgent de trouver des réponses à ces interrogations, des solutions durables à ce stress permanent. Diminuer les inégalités, réduire les écarts de niveau de vie et permettre à la majorité de vivre à l'aise renforcera les bases de la classe moyenne et permettra à la Tunisie de continuer à être un modèle de paix sociale…