M. Wassel descendit en courant l'escalier en bois qui liait le premier étage réservé aux chambres à coucher à l'immense salon où l'attendaient ses bagages et ceux de son fils unique Rayan. Tout en nouant sa cravate labellisée par l'un des plus grands chefs de la haute couture, il chercha du regard son fils mais ne le trouva point. Il l'appela. Aucune réponse ! « Rayan, montre-toi vite, nous allons rater l'avion». Il avait pris l'habitude depuis quelques années d'emmener son fils aux sports d'hiver. Séparé de sa femme après trois années de vie commune, il passait le reste du temps entre deux avions à s'occuper de ses affaires qui devenaient de plus en plus prospères et de plus en plus nombreuses. Comme le beau Serge de Brel, il avait une bague à chaque doigt et une femme à chaque aéroport. Les vacances de fin d'année étaient la seule occasion d'être seul avec son fils dont il a laissé la destinée aux mains de sa nurse anglaise, de son chauffeur, du psychiatre et d'une ribambelle d'enseignants chargés d'en faire un futur grand gagnant, un héros des temps modernes. Pour l'enfant, ce voyage était aussi de la plus haute importance et il était, habituellement, prêt à partir une heure ou deux avant le rendez-vous. Comment se fait-il qu'il tarda à venir aujourd'hui? Serait-il malade ? Le père remonta le chercher au premier étage, mais nulle trace de l'adolescent, ni dans sa chambre ni dans la salle de bain. Il appela la nurse pour s'enquérir de ce qui se passait. Elle lui assura qu'elle l'avait laissé à l'attendre en bas de l'escalier quelques minutes avant qu'il ne descende. La voix du père tonna avec une autorité alarmante. L'enfant apparût alors timidement du dessous de l'escalier où il se tenait. -Rayan, dit le père avec tendresse. Tu m'as foutu une trouille monstrueuse. Allez, viens, on y va ! ». Mais l'enfant demeurait de marbre. « Rayan, qui se passe-t-il. Quelqu'un t'aurait-il blessé ? ». « Non, papa ! » répondit faiblement le gosse. Mais je n'irais pas avec toi en Suisse pour skier. -Etrange ! Jusque-là tu adorais ce sport. -Je n'irais pas. C'est tout ! J'en ai marre de la Suisse -Voudrais-tu qu'on aille dans un pays chaud. Les Seychelles, par exemple ? -Je n'ai envie d'aller nulle part. J'en ai marre des voyages, des suites dans des palaces rutilants, des restaurants où l'on me trimballe, marre d'être craint et adulé par mes camarades comme si j'avais inventé la poudre. Marre d'habiter ce château honteusement envoûtant dans cette banlieue huppée où l'on ne rencontre que des rejetons gâtés qui me ressemblent. Je voudrais me castagner avec les autres enfants, jouer au football dans un terrain vague, manger un lablabi bourré de harissa et courir les filles pétillantes studieusement habillées par les fripiers.. Marre d'être sacré premier de la classe. Marre que tu t'entêtes à vouloir faire de moi un homme qui te ressemble. Je ne voudrais pas être un gagnant. Je voudrais être un perdant, un grand perdant qui ne vit pas dans l'isolement. M. Wassel hoqueta et tomba raide mort sur le tapis perse qu'il venait à peine d'acheter. Du dehors arrivèrent les acclamations des autres enfants qui appelaient Rayan pour une partie de football dans l'un des terrains vagues du bas quartier. Une lueur étrange émanait de ses yeux. Quelqu'un lui demanda ce qui se passait. -Rien ! répondit Rayan. Je viens juste de tuer mon père !