Par Hechmi Ghachem - Minuit, sous une pluie crasseuse, au milieu de la principale avenue d'une capitale bâtarde, morne et sans appétit, M. Hochk se trouva à roder sans mémoire, sans repères, sans personnes « où passer la nuit ». Il ignorait ce qu'il était, avant de se trouver, ainsi, dehors après avoir avalé une multitude de verres d'alcool âcre et sans personnalité. Où aller ? Pourquoi est-il là ? Il n'en savait rien ! Cette ville lui rappelait vaguement un pays où il aurait pu naître mais rien ne pouvait renforcer cette impression pour en faire une certitude. M. Hochk n'a peut-être, jamais existé avant. Un adulte qui n'aurait que quelques heures d'existence. D'un côté de l'avenue, le fourgon des forces de l'ordre. Quelques ivrognes grommelant, se soulageant au coin des ruelles ou se chamaillant. Des bandes de gosses – garçons et filles – chassant le pigeon de fin de nuit, proposant leurs charmes prématurément pourris à quelques pourritures « pédophiliques ». Une prostitution enfantine à peine voilée. Quelques gargotes vendant des sandwichs, des crêpes ou du poulet rendaient services aux traînards de la nuit. Tout donnait l'impression d'un silence étouffé et étouffant, à peine ébréché, désertiquement peuplé par quelques gestes mous et sans surprises. Soudain, on entendit des voix scandant : « vive le club olympique de Toutakis ! » Et l'on vit apparaître au coin de l'avenue perpendiculaire une ribambelle de hooligans au poing levé qui s'arrêtèrent net dès qu'ils aperçurent deux ou trois agents de l'ordre s'avançant dans leur direction. Ils s'éparpillèrent en silence. « Peuple de serpillières » pensa M. Hochk. Il se détourna et gagna le bout extrême de l'avenue quand il fut légèrement bousculé par un escadron d'hommes cagoulés brandissant ce qui lui semblait être des matraques, suivi par d'autres portant à bout de bras un immense filet monté sur chassis. Ils évoluaient en silence comme s'ils glissaient sur terre. Arrivés devant le premier îlots d'arbres de l'avenue, ils élevèrent le filet et le rabattirent au dessus des feuillages. Cela exécuté, ils entrèrent simultanément en transe, assénant des terribles coups de matraque aux troncs d'arbres. Des centaines d'oiseaux – probablement des grives ou des étourneaux – s'éjectèrent de leur nid et foncèrent dans le filet. Au bout de quelques minutes, la transe se calma. Les cagoulés ramenèrent le filet à terre et commencèrent à détacher les oiseaux pris au piège pour les enfouir à l'intérieur des grands sacs en toile de jute. Un hooligan prit, alors M. Hochk en complice et lui déclara fièrement. -« Nous exportons ces emplumés vers les pays riches pour renflouer les caisses de notre état en devises ». Il parlait à haute voix pour que les agents de l'ordre puissent l'entendre, leur donnant ainsi la preuve qu'il était un bon patriote. M. Hochk s'en détourna avec mépris et reprit sa route vers le bout de l'avenue. A peine a-t-il parcouru quelques mètres qu'il fut pris par une légère quinte de toux. Sans trop y croire, il lui sembla que quelqu'un derrière lui, venait d'imiter, à une note près, toutes les sonorités de sa toux. Il se tourna mais ne vit personne, reprit sa marche et toussota de nouveau. Il entendit clairement sa toux se répercutant à la perfection, s'avança vers l'endroit d'où venait le son et découvrit une sorte de débris humain, chétif et noiraud, avec des grosses et longues dents de lapin usées. -C'est toi qui t'amuses à imiter ma voix, demanda M. Hochk ? -Oui, répondit le débris ! -Qui es-tu ? -Je suis le magnéto. J'enregistre ce que j'entends et le restitue aussitôt. -Bienvenue en Enfer, dit alors M. Hochk en lui tendant la main. Le Magnéto tendit la sienne et M. Hochk le fit tourner autour de sa tête avant de l'envoyer s'écraser contre le fourgon des agents de l'ordre. Il retomba sur le bitume en pièces détachées. A part quelques cliquetis de Talkies-walkies, les agents demeurèrent bizarrement immobiles. M. Hochk s'éloigna. Il se sentait envahi par une drôle de sensation, une force électrique qui l'élevait au dessus de toutes les forces de l'univers. Mieux : il avait conscience d'incarner à lui tout seul, toute la force suprême de l'univers. -Je suis libre, murmura-t-il ! Il n'entendit pas le Magnéto répéter après lui « il est libre ! » suivi par les hooligans et tous les traînards de l'avenue qui scandaient « il est libre… il est libre… » M. Hochk se sentit fort de ce soutien populaire. Il était si satisfait qu'il ne remarqua pas que le Magnéto venait de le trahir pour la première fois en parlant de lui à la troisième personne du singulier. Un magnéto ordinaire aurait dit comme lui : « je suis libre » et non « il est libre » comme si cette liberté qui le rendait invincible n'était en réalité qu'une grave accusation. Mais M. Hochk n'en avait cure. Il était le maître de l'Univers. Il était le diable et celui-ci ne pouvait en aucun cas avoir peur des traîtres puisqu'il était leur maître. -Je suis le maître, hurla-t-il ! -Le maître, reprit le magnéto. -Maître… maître !!! reprit le peuple des dégénérés en se mettant à genoux, front contre terre. Ce fut là la première bataille gagnée par M. Hochk contre lui-même. Maintenant qu'ils s'étaient soumis, il allait leur faire goûter le feu de son plus bel enfer. « … Misérables créatures ! Prenez garde à vos âmes érodées. Le règne du diable est – enfin – arrivé ! » grommela-t-il entre ses dents. Le ciel s'illumina alors de cent mille éclairs, les tonnerres roulèrent au loin et la pluie déchaîna toute sa violence comme si elle avait pour tâche de laver la ville de ses antiques souillures.