Je n'ai pas eu le temps, mercredi dernier, de répondre complètement à tes lettres des 12 et 17 décembre. Je le fais aujourd'hui en attendant le prochain courrier annoncé pour mercredi 7 (après demain). Par le même courrier, j'envoie à Abdelmajid une longue lettre à ma « cousine » que tu te feras lire avant de la lui remettre. J'espère qu'elle aura quelque influence. Dans ta lettre du 12, tu me pries de déchirer tes lettres ! Je t'ai répondu que je n'en ai pas le courage car tes petits « griffonnages » me font tant de bien, je les aime tant, que je ne pourrais jamais me résoudre à m'en séparer. Même s'ils doivent être publiés un jour – quand nous ne serons plus de ce monde – on n'y trouvera que l'expression d'un amour honnête, propre et sincère, et cela ne nous diminuera pas dans la mémoire des hommes, ni aux yeux de nos compatriotes. Car, cet amour formidable ne nous a pas empêchés, ni l'un ni l'autre, de faire notre devoir vis-à-vis de nos familles et de notre patrie. C'est l'essentiel. Mais en ce qui concerne mes lettres, tu me dis que tu ne peux pas les détruire parce qu'elles sont des chefs-d'œuvre ! C'est très flatteur pour moi. Je ne sais pas si la postérité ratifiera ton jugement à leur égard, car je n'ai jamais pensé à faire des chefs-d'œuvre en essayant d'exprimer dans ces pages griffonnées à la hâte le profond amour que je ressens pour toi… En tout cas, tes lettres aussi sont pour moi des petits chefs-d'œuvre. Malgré ton peu d'instruction (c'est toi qui le dis), tu trouves parfois le mot juste et combien touchant pour exprimer des sentiments délicats et que je sens vrais… La Galite 22 janvier 1954 C'est le cœur battant et la gorge sèche d'une douce sensation que je commence cette lettre, la première après un long silence, une longue séparation qui m'a fait endurer un martyre que les mots ne pourront jamais exprimer. Comment ai-je pu vivre 6 mois sans un mot de toi, voilà le miracle. Seule la certitude de ton amour, certitude que j'occupe toujours une place de choix dans ton cœur m'a donné la force de tenir le coup. Mon dieu, pourquoi je t'aime comme ça ? Pourquoi tous ces obstacles accumulés entre nous, cette impasse sans issue et cette passion que rien n'a pu affaiblir comme si le destin cruel avait voulu se jouer de nos pauvres cœurs et rire de nos souffrances et nous prouver que nous ne pouvons rien contre la fatalité ! Dans la coupure du journal (de Casablanca) que tu m'as envoyé un jour, l'auteur anonyme reconnaît que ma passion pour toi est la passion qui illumine une vie. C'est la vérité. Depuis que je t'ai connue, ma vie s'est comme illuminée. Et tu as l'air de prendre ça à la rigolade, de prendre mon amour comme un « béguin » ordinaire, flatteur sans doute, mais ordinaire…