Depuis l'ère Bourguiba, on a conditionné notre représentation du policier de telle sorte qu'il fut quasiment impossible pour deux générations tunisiennes successives d'imaginer que cet agent de l'Etat pouvait être un sujet de raillerie. En public, à la télé et dans les journaux, il était presque impensable de se permettre une caricature ni aucune autre forme de critique des flics. Nous savions tous pourtant que ces derniers n'étaient guère exempts de reproches. En Egypte, en Syrie et au Liban, le policier faisait souvent au cinéma et dans les feuilletons télévisés l'objet de sarcasmes et de dénigrement de la part des auteurs et metteurs en scène de ces productions. Chez nous, il est vraiment difficile de citer une seule création, diffusée sur les grands ou petits écrans, qui soit aussi railleuse à l'encontre des « agents de l'ordre ». C'est que pour nos officiels des 55 années passées, l'autorité de l'Etat et le respect mêlé de crainte qu'elle devait inspirer ne pouvaient s'accommoder d'aucune attitude décalée, donc critique, dirigée contre les instruments de cette autorité : cela a fait que depuis le chef de l'Etat jusqu'au « omda » le plus anodin en passant bien entendu par les ministres, les secrétaires d'Etat, les PDG et la police dans son ensemble, aucun de ces responsables ne pouvait être « croqué » sans que cela ne coûte cher au journaliste, à l'artiste ou au simple citoyen auteur de la « plaisanterie ». Une nouvelle ère, une autre police ! Aujourd'hui encore et en dépit de la Révolution, on continue mais de manière plutôt discrète de faire valoir la même vision « stalinienne » de l'autorité de l'Etat. On cherche insidieusement à faire passer une équivalence lexicale entre autorité de l'Etat et répression policière (même abusive). Le peuple tunisien espère maintenant, en fait depuis les premières manifestations de rue inédites organisées en janvier dernier par les agents du ministère de l'Intérieur et après les appels lancés à travers les médias afin de réconcilier la police et les citoyens, que les pratiques dégradantes qui furent longtemps l'apanage de nos flics (en civil ou en uniforme) ne sévissent plus et surtout ne restent pas impunies. Le nouveau policier que nous aimerions rencontrer et à qui nous apporterions volontiers aide et soutien ne doit pas maltraiter les citoyens même s'ils sont en faute, encore moins les violenter et les torturer. Les mots orduriers dont se servaient nos agents du temps de Ben Ali et de Bourguiba avec les personnes arrêtées ou seulement suspectées devraient être bannis du lexique de notre police postrévolutionnaire. Les gestes obscènes également. Est-ce le cas après le 14 janvier 2011? Nous n'en avons pas la certitude. Toujours est-il que nous avons vu de nos propres yeux des gradés du ministère de l'Intérieur se comporter honorablement lors des différentes manifestations de rue organisées à Tunis ou dans les autres villes du pays. Mais pour ne rien édulcorer, nous devons reconnaître que nos « agents de l'ordre » ont du chemin à faire pour arriver à se faire aimer de tous leurs concitoyens. Révolution contre l'incivisme aussi D'un autre côté, ils sont très nombreux, les citoyens tunisiens qui ont beaucoup à apprendre en matière de civisme postrévolutionnaire. Qui en effet n'a pas constaté les abus et les exactions de ces derniers partout où ils se trouvent ? Ces réfractaires à l'ordre et à la vie policée ont trouvé dans la révolution et dans le relâchement sécuritaire et administratif qui s'en est suivi l'occasion de donner libre cours à leurs réflexes inciviques et à leurs manies profiteuses. En voiture, ils ne respectent plus les signalisations ; doublent les autres quand et comme ils veulent ; roulent et se garent là où justement c'est interdit de le faire ; bref, ils imposent désormais leur brigandage à tous et en tirent un immense plaisir cynique et sadique. D'autres profiteurs sautent sur l'aubaine-révolution pour ne payer ni leurs billets de bus, de métro ou de trains, ni leurs factures d'eau, de téléphone ou d'électricité, ni les horodateurs, ni même leurs consommations aux restaurants ou dans les cafés. Sinon, ils construisent des maisons, des étages, des garages, des studios sans autorisations municipales. Ils implantent des commerces sauvages en pleine rue et menacent de mort celui qui y touche. Ou alors, ils squattent les maisons et les terrains d'autrui sous prétexte qu'ils n'ont pas où ni de quoi vivre. Et quand la Tunisie ne leur suffit pas, ils s'imposent en hôtes indésirables chez nos voisins d'Europe. Cela aussi est indigne de la révolution. Jeter ses « ordures » n'importe où pourvu que ce soit loin de chez soi, ce n'est pas pour cela que cette révolution fut déclenchée et applaudie. Il importe donc que nos éducateurs de tous bords jouent à fond leur rôle pour revaloriser le sens civique : les enseignants en premier, mais aussi les artistes que nous voyons chialer sans cesse ces derniers jours. Qu'ils nous écrivent des pièces sur le sens civique qui doit accompagner le changement démocratique souhaité. Qu'ils dénoncent l'esprit profiteur qui a régné et qui règne encore parmi beaucoup de Tunisiens dont l'élite intellectuelle et politique. Qu'ils contribuent à leur façon et avec leurs moyens à nous réapprendre le respect de soi et de l'autre. Que leurs films, que leurs livres, que leurs chansons servent à une rééducation civique de tous ceux qui croyaient après le 14 janvier que « si Dieu n'existe pas, tout est permis » !