Il a attendu pour partir le jour où la Tunisie ouvrait les yeux sur un nouveau monde, ce 15 janvier 2011. Comme pour être certain, et rasséréné, qu'il laissait ses amis, ses relations, ses connaissances, ses collègues, s'engouffrer avec volupté dans cet interstice de lumière, et faire ce jour là, sans trop y croire encore, dans l'ivresse et l'étourdissement, les premiers pas de citoyens libres. Il s'est nourri de cinéma, goulûment, au ciné-club de Sfax dont il était le membre moteur, et un animateur très actif. Des études éparses, Beaux Arts, architecture, sociologie, sans aller au terme chaque fois, pour plonger dans le cinéma, sa passion enfouie. Il collabore avec la chaîne ARTE pour le magazine Métropolis quelques temps avant de se consacrer entièrement à ce qu'il aime par-dessus tout : le documentaire de création. Mustapha était l'une des très rares personnes en Tunisie, et même en France, à connaître de façon académique, la musique orientale de l'entre deux guerres, égyptienne surtout. Il connaît tous les compositeurs, les œuvres de chacun, les voix de cette époque, hommes et femmes, et les instrumentistes les plus habiles. Jamais pris à défaut, il peut vous citer au pied levé, la composition de l'orchestre ayant accompagné à tel concert, Mounira El Mahdiya, « la Sultane de la chanson », cantatrice unique et première actrice égyptienne musulmane. Une voix rare, qui lui permettait d'interpréter des opérettes et même des opéras italiens. Il peut fredonner les airs ou réciter les paroles entières de ses chansons, « Asmar Malek Rohi », « Erkhy Essitara » ou « Baad El Eïscha ». De même, pour la totalité du répertoire d'Oum Kalthoum, la Diva qui va détrôner Mounira, Une véritable encyclopédie. Mais si discret. Il n'en parlait jamais en public. Il ne s'ouvrait que dans l'intimité à quelques rares amis. D'une délicatesse peu commune et d'une finesse infinie. En vous invitant à une marche à travers les rues populaires de Paris, il vous entraîne, en flânant, dans un restaurant à la devanture très ordinaire. Puis on se trouve dans un autre monde : nappes de lin blanc, argenterie, et verres de cristal. Le serveur, empressé et respectueux, désigne une table réservée pour deux. Et sans un mot arrivent, un gratin d'endives, des souris d'agneau au four, des pommes dauphines, une salade frisée aux noix fraîches et une crème brulée au dessert. Un habitué d'un lieu aussi raffiné et discret que lui. Il y a ses aises, et cela se sent. Et là, il me parle de Shoenberg un extraordinaire musicien, et surtout de son élève, Max Deutz, « le rebelle », un génie surdoué, dont il est arrivé à déterrer une œuvre inédite même, et de Esseyd, le marocain. Et il en parle en académicien, en très fin musicologue maitrisant si bien le domaine. Discrétion totale sur sa vie privée aussi. Un paravent étanche derrière lequel ont grandi ses deux filles, et le tout dernier petit garçon. Une filmographie très riche. Peu, très peu, de cinéastes tunisiens peuvent afficher une telle production, aussi éclectique, touchant à la culture, à l'art sous toutes ses formes, aux questions sociales, au racisme, à la place et au combat des femmes. De la peinture pour commencer avec deux documentaires : « Labeyrie », un peintre anti-conformiste touche à tout, céramiste de génie, et le marocain « Mehdi Qotbi », peintre et formidable calligraphe. Des profondeurs de l'Egypte, de la Syrie, de la Palestine, et même de Suède, il réalise des portraits vivants, « les Belles Etrangères » en 95, « Carnets d'Egypte » en 97, « Carnets du Maroc » en 99. Il filme les milieux de l'immigration maghrébine en France, « Au temps du Ramadan » 2001, Prix FIFA 2002, et décortique les problèmes des sociétés lointaines, « Le Caire mère et fils » 2000. Il fouille dans la musique peu connue, « Essayed » consacré au grand musicien marocain, 94 primé aux 12è FIFA de Montréal et à Cannes, « Max Deutsch , un pédagogue rebelle », primé aux 17è FIFA en 99, et 6 autres prix, « Quand la Femme chante » 2004, avec Mounira El Mahdiya et Oum Kalthoum. Il fait un délicieux reportage pour ARTE au Festival d'Avignon 2004 « l'enlèvement au sérail » de Mozart, puis « Margaret Garner », Mention spéciale aux 15è FIFA, opéra tiré d'un texte de Toni Morrisson, prix Nobel de littérature, et enfin « la petite renarde rusée » 2002, encore un opéra. Il fait un portrait émouvant, un véritable tableau de peinture impressionniste du philosophe, homme de théâtre, metteur en scène, Stéphane Braunschweig « Scènes croisées » 2003. Et une quantité d'autres documentaires, tous aussi fignolés, quand on connait ses exigences professionnelles. Aux JCC de 2010, M. Hasnaoui participa à « l'Atelier des projets » en tant que membre du jury international. C'est déjà une reconnaissance, tardive, de ses compétences… Peu, vraiment très peu de cinéastes tunisiens peuvent prétendre à un répertoire aussi éclectique, s'immergeant si profondément dans le documentaire de création, dans le documentaire de l'art, tous les arts, et ne braquant ses objectifs que sur ce qui est peu connu pour le faire émerger et lui redonner vie. Ne voulant jamais quémander, il n'a pratiquement pas reçu d'aide tunisienne. Il a gardé ainsi toute son indépendance. Qui voudrait en Tunisie financer un documentaire sur la vie d'un Max Deutz ? Pourtant, il était tellement plus facile pour lui de tourner de longs métrages, ou des séries pour la télé, s'appuyant sur des scénarios à l'eau de rose ou de mièvres histoires de beldis et de campagnards. Et ils sont légions à l'avoir fait, avec des « films » qui n'ont été projetés en tout qu'une ou deux fois, pour être enterrés ensuite dans des boites de fer blanc. Ils se reconnaitront. Ils ont pignon sur rue aujourd'hui, et se targuent de Révolution et d'avant-gardisme, alors que Mustapha Hasnaoui est mort pratiquement inconnu dans son pays, ce 15 janvier, presque dans l'anonymat. Que les autorités se rattrapent. Que le ministère de la Culture, ou la Municipalité de Sfax ,ou d'ailleurs, donnent son nom à une maison de la culture, ou à une salle de cinéma, digne de lui. Et c'est la moindre des choses par rapport à ce qu'il est vraiment. Eviter surtout de l'enterrer définitivement avec un hommage routinier. Mustapha Hasnaoui est parti sur la pointe des pieds ce 15 janvier. Dans la plus grande discrétion, comme il s'est toujours conduit dans la vie.