C'est à Tunis que l'invasion des marchands de rue a pris le plus d'ampleur. Dans les autres villes du pays, les zones occupées par ces vendeurs restent relativement limitées et le nombre des «envahisseurs» demeure gérable malgré tout. Au cœur de la capitale, c'est tout autre chose : la prolifération de ces commerçants de camelote locale et asiatique n'a pas d'égale. Chaque jour, des dizaines de nouveaux vendeurs amènent leurs étals en carton et s'octroient des parcelles de trottoir et de chaussée. Les grandes places publiques, les entrées de magasins, d'hôtels, d'administrations, de cafés, de stations de train, de bus et de métro, chaque centimètre carré encore libre du côté de la Place Barcelone, de la Place Mongi Bali, des rues de Jamal Abdennasser, d'Espagne, d'Algérie, d'Angleterre, d'Allemagne, de Charles de Gaulle, de Bab El Jazira, de Mongi Slim, de Habib Thameur et sur les avenues de France et de Paris, tous ces espaces et quelques autres moins visibles en centre-ville sont quotidiennement submergés par les vendeurs ambulants à partir de 9 heures du matin jusqu'à huit heures du soir. Pour se protéger de la canicule, ces marchands plantent des « parasols » de fortune ou s'installent à même les trottoirs ombragés avec leurs cartons, leurs stocks de marchandises et des amis et proches qui viennent leur tenir compagnie : sans chercher à caricaturer la situation, nous avons effectivement croisé quelques uns de ces cercles intimes et familiaux qui se tiennent adossés aux murs des boutiques et des bureaux autour d'un sandwich keftaji et en sirotant un café ou un thé. Le spectacle est de toute façon quotidien et donc vérifiable pour qui ne nous croit pas. Cet expansionnisme commercial a pour première incidence d'engorger monstrueusement les zones qu'il investit : aucun trottoir des rues et des avenues citées plus haut n'est aujourd'hui aisément traversable. C'est à peine si l'on peut y circuler en file indienne. Et gare aux piétons maladroits qui, en tentant de se frayer leur chemin, touchent, piétinent ou renversent la marchandise d'un vendeur ! Mais même les chaussées des rues sont maintenant prises d'assaut par les « criquets » du commerce parallèle. Dans toute la zone qui va de la Place Bab Bhar jusqu'au niveau de l'avenue de Carthage, les artères parallèles et perpendiculaires sont de plus en plus difficiles à emprunter pour les automobilistes. Un motard ou un cycliste peineraient à s'y retrouver, que dire des conducteurs de voitures, de bus et de camions !
« Coopératives » familiales et marché juteux
Devant cette situation qui ne cesse d'empirer, on est en droit de s'interroger sur la solution à apporter au flux incessant des marchands de rues en direction du centre-ville de Tunis. Jusqu'à ce jour, nous n'avons pas le sentiment que les autorités municipales ont le sésame capable de désengorger le cœur de la capitale. On dirait même que l'état actuel des choses les arrange ou alors qu'il les dépasse. Il est vrai que le commerce parallèle fait vivre de plus en plus de familles, et en particulier parmi celles qui ont migré récemment vers les grandes villes de la côte. On nous dit que l'exode vers Tunis des futurs vendeurs de rues s'est amplifié après la Révolution et il n'est pas nécessaire d'être un expert pour s'en rendre compte. Des milliers de jeunes originaires du nord-ouest, du centre et du centre-ouest tunisiens débarquent chaque semaine à Tunis, à Nabeul, à Sousse et à Sfax pour grossir les rangs de leurs amis et proches qui ont déjà pignon sur rue dans le monde du marché parallèle. Pendant la période des départs clandestins vers l'Italie, entre janvier et Mars, ils n'avaient pas besoin de se faire loger chez une connaissance ; mais louaient des appartements ou des maisons et s'y installaient par dizaines en partageant bien sûr le loyer. Maintenant que les voyages vers l'Europe sont plus contrôlés, nombreux parmi ces rêveurs sont ceux qui se sont contentés de vivre grâce au commerce des rues en attendant mieux. C'est, entre autres facteurs, ce qui a enflé le nombre déjà inquiétant des vendeurs ambulants dans nos grandes villes. Paradoxe néanmoins : visiblement, les affaires de ces marchands roulent bien et leur pis-aller initial s'est en définitive avéré très rentable. En effet, ils ne sont pas les seuls à embouteiller les centres-villes et les rues commerçantes : leur clientèle, constituée à plus de 80 % de mères de familles et de jeunes filles, prend d'assaut leurs étals du matin au soir et s'y approvisionne en toutes sortes de produits à longueur de journée et de semaine. La bousculade en est plus grande sur les trottoirs et aussi sur les chaussées.
Le provisoire qui dure
Les agents municipaux interviennent très sporadiquement pour débloquer la circulation et permettre aux automobilistes de circuler et aux commerçants des magasins et des boutiques de recevoir de la clientèle. Mais soit de guerre lasse soit parce que personne ne s'en plaint pour de bon, ils abandonnent très vite la partie. L'un d'eux, qui a tenu à garder l'anonymat, nous a déclaré l'autre jour qu'il est faux de croire que l'affluence autour des vendeurs des rues nuit aux commerçants riverains, parce que cela attire toujours vers eux une partie des clients du trottoir. D'autre part et selon le même agent, nous soupçonnons certains de ces commerçants de travailler avec les marchands de rues afin d'écouler quelques unes de leurs marchandises invendues. Il paraît, selon la même source, que des marchands des souks déficitaires de la Médina et de Boumendil se sont tournés vers le centre-ville pour compenser leurs pertes. Ces commerçants recourent souvent aux mêmes pratiques des vendeurs de rues en investissant, à leur tour, toute parcelle inoccupée au cœur de la capitale. On croyait d'abord que la municipalité permettait aux marchands de liquider les marchandises dont ils disposaient encore depuis le temps des Trabelsi, mais voilà que les stocks ne s'épuisent pas et tendent plutôt à s'entasser indéfiniment. D'où ces interrogations toutes légitimes : qui est derrière les marchands de rue ? Qui les approvisionne encore, qui a intérêt à ce qu'ils prolifèrent continuellement ? Qu'est-ce qui empêche l'organisation définitive du marché parallèle ? Pourquoi laisse-t-on la capitale et les grandes agglomérations du pays subir l'impact désastreux de ce commerce illégal tant sur le plan de la circulation des personnes et des véhicules que sur le plan écologique et esthétique ? C'est provisoire, nous répondra-t-on sans doute ! Mais à coup sûr, c'est bien là un exemple du provisoire qui dure !