Il fut un temps où assister à une nouvelle pièce du « Nouveau théâtre», relevait pour beaucoup d'un acte de contestation politique de l'ordre établi (à jamais nous le pensions alors à l'époque). Une subversion peu coûteuse et pas risquée, par procuration, limitée au temps de la représentation, dont on ne sortait jamais indemne tant le drame se déroulant devant nos yeux interpellait en nous ce que l'on avait consenti de refouler à jamais : L'aspiration à la liberté. Celle-ci étant entendue dans son acception politique la plus large. L'émancipation chez « le nouveau théâtre » a depuis toujours été tributaire d'un travail spécifique sur la langue. Un parlé tunisien (tunisois ?) décomplexé, frontal, en rupture avec la langue de bois officielle, qui a donné des sueurs froides à plus d'un censeur, et a provoqué les hoquets de respectables bourgeoises endimanchées scandalisées par « tant de vulgarité ». Si les mots constituent les vecteurs de l'affranchissement de tous les pouvoirs, c'est dans la manière de les incarner, de les agencer, de les faire dire et porter par les corps de comédiens que réside chez « le nouveau théâtre » la part de l'art. Corps figés, corps déformés, corps agités, corps frénétiques, corps mutiques, ils traduisent à leur manière, une clinique de l' « homo-tunisianus » au cœur du projet de la bande à Fadhel et à Jalila. Ce théâtre fondamentalement citoyen s'est « radicalisé » depuis « khamsoune », l'avant dernière création du collectif au cours. « Yahia iiche » présentée au festival de Hammamet confirme le tournant résolument politique du théâtre du « Nouveau théâtre ». Si le théâtre de Jaibi a toujours été politique il s'est rarement attaqué avec une telle frontalité au pouvoir en place. « Yahia iiche »présentée au public tunisien en Avril 2010 est avant tout l'expression d'un ras- le bol d'un collectif d'artistes citoyens contre un régime oppressant, (peut être évanescent ?). A travers la chute de « Yahia iiche » c'est la mécanique implacable du pouvoir en Tunisie sous Bourguiba comme sous Ben Ali qui est radiographiée. A priori cette création, à l'instar de Khamsoune ne constitue pas une rupture dans l'œuvre du collectif. Ce sont les institutions qui ont depuis toujours constitué le biais par le truchement duquel, le « nouveau théâtre » a analysé la Tunisie. Que ces institutions aient été familiales ou asilaires, qu'elles soient aujourd'hui politiques, n'altère en rien la cohérence du projet artistique de Jaibi. C'est dans sa frontalité, dans sa manière de haranguer le pouvoir, dans son didactisme que « Yahia iiche » dérange. Un premier quart d'heure de toute beauté, lumières allumés, les comédiens, se retrouvent parmi nous, de part et d'autre du théâtre, nous dévisagent, avant de regagner la scène. Ces corps vont traverser l'espace de la scène dans tous les sens dans un ballet frénétique au cours duquel, les corps s'en donnent à cœur joie. Un jeu de chaises s'en suit. Alignés devant nous, ils nous dévisagent les dévisageant. Des corps perturbés par bourrés de tics, impatients, indolents désirants. Le ballet des chaises clôture ce moment où le théâtre nous prend pour témoins mais aussi complices du drame à venir. C'est nous qui enfantons le drame. C'est l'anniversaire de Yaiche, à quelques minutes du journal de vingt heures, famille et proches entourent le futur ministre de l'Intérieur déchu. La nouvelle tombe et avec elle commence la descente aux enfers de Yahia. Internement, tentative de fuite ratée, humiliations de toutes sortes, repentance, cet homme revit comme dans un cauchemar le destin, de centaines de personnes dont il a brisé la vie. Une scène dépouillée, ce sont les corps dans leur agitation qui animent le drame, esthétiquement, « Yahia iiche » est dans le droit fil des autres créations du « nouveau théâtre ».A une exception de taille qui elle fait toute la différence, l'invention visuelle est plus rare, certains tableaux donnent l'air du déjà vu, et le texte a l'énergie du désespoir d'une parole dont la frontalité, inspire le respect (rappelons que cette pièce a été créée en 2010), mais écrase par son omniscience ce dosage très subtil entre exigence formelle et engagement citoyen qui a fait jusque-là toute la puissance du théâtre de Jaibi. « Yahia iiche » est le fruit d'une urgence, un cri du cœur, sincère, qui renonce à cette part de l'art (justement?) par excès de sincérité.