Jadis, les vendeurs de fruits et légumes avaient l'habitude de chanter la beauté de leurs produits, d'en donner la région d'origine, de décrire leur couleur ou leur senteur… Mais ce que nous avons pu constater depuis quelque temps, c'est la disparition de ce phénomène fort sympathique, ces chants qui donnaient indirectement des informations sur ce que l'on allait acheter, sans avoir besoin de poser trop de questions. Or cette douce tradition est en train de dépérir, de se perdre pour être remplacée par beaucoup de nervosité, voire d'agressivité. Et les témoignages sont nombreux et divers sur ce phénomène, ce qui rend la tournée des étals dans nos marchés bien désagréable. Un petit vieux témoigne : «déjà que je sui énervé par les prix, je dois supporter la mauvaise humeur de ces marchands, jeunes pour la plupart, et surtout agressifs. Récemment je me suis vu intimer l'ordre de ne pas toucher à des pêches, que j'aime bien juteuses, afin de ne pas les abîmer, selon les termes du marchand. Et quand je lui ai fait remarquer que j'avais besoin de toucher pour apprécier la qualité, il m'a demandé d'aller voir ailleurs avec des mots que je n'ose pas répéter ! » Un autre s'est vu interdit d'achat, car il protestait contre les fruits pourris que le marchand glissait discrètement dans le paquet. Devant les protestations du client, le commerçant lui a ordonné en criant : « si tu n'es pas content, va au supermarché, là-bas on te laissera choisir tes fruits un par un et on te le fera payer le double de chez moi. » De son côté, une dame nous affirmé qu'un jeune marchand de fruits et légumes, qui a hérité l'étal de son père, se comportait comme un bandit : « il triche sur le poids, en jetant lourdement les fruits sur la balance, la faisant pencher alors que le poids n'est pas encore complet. Et quand vous protestez, il vous menace et prononce des mots grossiers… » Dans un marché huppé d'un quartier chic, un modeste retraité faisait tranquillement son marché. Il demande poliment le prix d'un fruit. Le marchand le toise de haut en bas et lui déclare sans détour : « si tu vas acheter quelque chose, je te le dis, mais si c'est pour m'embêter, dégage ! » Devant les protestations du client, le marchand a osé lui dire qu'il n'avait pas la tête de quelqu'un qui est capable de dépenser cinq ou dix Dinars en fruits. « Il m'a pris pour un clochard », nous a déclaré le retraité, encore étonné par tant d'insolence. La palme de l'agressivité a été décrochée par un poissonnier, qui a failli taillader un homme avec un grand couteau. Ce client lui a reproché le manque d'hygiène de sa boutique et la fraîcheur douteuse de ses poissons. Notre homme se souvient : « Il m'a couru derrière dans les couloirs du marché en brandissant son couteau comme un épée et je n'ai eu la vie sauve que grâce à ses voisins poissonniers qui l'ont encerclé pour qu'il ne commette pas l'irréparable. J'en tremble encore… » On pourrait croire que de tels énergumènes perdent vite leur clientèle, mais le nombre de personnes visitant les marchés est tel, que de nouvelles victimes se présentent chaque jour, qui ne protestent pas parce qu'ils ne savent pas, par timidité ou par crainte d'agression verbale ou physique… Remplir son couffin devient donc une souffrance de nos jours, un désagrément quotidien, alors qu'auparavant c'était un moment de convivialité et d'échange… Ces histoires vous sembleront surprenantes ou peu fréquentes, mais en fait, elles se déroulent tous les jours dans nos marchés et la mauvaise humeur de certains durant le mois de Ramadhan n'arrange rien. Et là aussi, il faut que ça change…