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A la recherche d'un nouvel humanisme ou Le vote de Jalloul le charbonnier
Note libre - Hélé Béji publie aujourd'hui sur les colonnes du “Temps”, sa première rubrique. Elle rejoint donc l'équipe. A notre grand bonheur. Et surtout au bonheur de nos lecteu
Publié dans Le Temps le 28 - 10 - 2011

Par Hélé Béji - L'humanisme tunisien est pétri d'urbanité et de civilité, aussi bien dans les couches populaires que dans les élites conservatrices ou modernes. Au fil des siècles, nous avons forgé les clés subtiles d'un vivre-ensemble où, dans les grandes crises, nous avons appris à régler nos conflits autrement que par la destruction de l'adversaire, autrement que par la violence. Ce trésor nous a été transmis dans nos familles, dans notre éducation, dans notre piété filiale, dans l'amour de nos anciens, dans la douceur de nos mœurs, dans notre sociabilité, dans la vieille et sensuelle urbanité musulmane, dans l'humour et l'érudition de nos ancêtres, dans la religion de nos pères, empreinte de délicatesse, de tact, d'élégance verbale, d'équilibre moral, et de sagesse spirituelle.
Les élections du 23 octobre sont une traduction manifeste de la persévérance de cette manière d'être au monde. Elles rétablissent avec force ce que les dérives politiques, depuis l'Indépendance, avaient maltraité par la persécution des islamistes, scène obscure de notre modernité. Celle-ci, derrière les douceurs épicuriennes d'un peuple affable et gai, avait piétiné sans merci les irrédentistes de la religion, et avait lissé cette cruauté d'un glacis hermétique à leur souffrance. La victoire électorale des proscrits de l'Indépendance dépose entre leurs mains les règles de la civilité politique qui leur avait été refusée. Plus aucun système politique, qu'il soit d'inspiration religieuse ou profane, ne pourra sacrifier ce trésor sans devenir source de brutalité, de malheur et de despotisme.
Cette civilité d'usage, que toute la société occidentale a perdue, et qui a perverti l'amour même de la liberté en Occident, sera l'âme de notre future démocratie. Or, les modernistes, qui semblaient en être imprégnés, ont échoué aux élections. Pourquoi ? Parce qu'ils n'ont jamais eu le courage de faire une vraie critique de la modernité. Ils n'ont pas su examiner à quel point la modernité sacrifiait la dignité humaine dans l'hyper-individualisme, dans la destruction de la fraternité, dans les dérives obscènes et consuméristes de la liberté elle-même, dans les misères morales et matérielles de l'individu moderne, devenu comme dit Heidegger « l'homme sans patrie ». La dignité humaine est la dernière chose aujourd'hui dont les sociétés occidentales se soucient. Et la critique de cette modernité inhumaine n'a rien à voir avec l'esprit réactionnaire, ni avec un refus de son temps, elle est le mouvement même d'autodépassement de la modernité. Ce travail, les modernistes tunisiens ne l'ont pas fait. Ils ont développé des schémas obsolètes de progressisme, ils ont agité les clichés des années soixante en matière de féminisme, ils n'ont pas fait ce constat simple et évident : la piété populaire est chez nous la source de la morale. Ils n'ont pas réfléchi à cette chose incontournable qu'est la religion. Si on lui enlève toute sa part de conformisme, d'hypocrisie, et de calculs, elle est ce qui fait chez nous le ciment intérieur des rapports civils, empreints non de sacré, mais de considération. Contrairement à ce qu'on pense, la religion n'est pas seulement le souci de régler nos problèmes avec l'au-delà, mais de trouver aussi un mode d'être ensemble fondé, ici-bas, sur une morale entre nous. Je l'ai dit à de nombreuses reprises, en public et par écrit, que les Tunisiens, et d'une manière générale les Musulmans, n'en sont pas encore à tirer leur conscience morale uniquement d'eux-mêmes, sans le soutien de Dieu ; que la piété est la condition de leur humanisme avec leurs semblables, pour la majorité du peuple ; que seuls quelques intellectuels lettrés peuvent prétendre tirer d'eux-mêmes une morale autonome, que cette liberté par rapport à la divinité n'est donnée qu'à un petit nombre ; que les laïcs, en jouant cette carte, vont perdre la partie ; qu'enfin, ce lien spirituel qui existe encore dans nos sociétés, dont les démocraties modernes ont fait l'économie, hante à nouveau le monde entier.
La gauche démocratique chez nous a perdu aux élections car elle n'a pas fait ce travail de retour sur soi. Elle est tombée dans un discours de rejet du passé comme « archaïque », ou « obscurantiste », sans chercher à savoir si notre passé n'a pas aussi ses sources claires. Or, les valeurs de tolérance dans lesquelles j'ai été élevée ne sont pas celles de la culture française seulement, elles sont celles de nos généalogies familiales. Et cette généalogie est le legs de toutes les couches de la société, de bas en haut. Rares sont les politiques tunisiens qui ont cherché à réhabiliter ces lumières, à leur faire une place dans leur système de pensée, dans leur vie sociale ou intérieure, à construire une philosophie politique qui leur soit propre, sans laquelle la démocratie issue de la révolution sombrera dans la vulgarité médiatique – ce qu'elle a déjà commencé à faire.
La gauche a perdu aux élections car son discours est un simulacre de modernité. Elle a perdu aux élections pour des raisons non pas politiques, mais intellectuelles et morales. Et la victoire des islamistes répond à cette faillite. L'islamisme a triomphé sur le terrain déserté par les modernes, celui de l'exploration du passé, de l'étude attentive de nos traditions, de nos mœurs, de la connaissance soi. La gauche a perdu par manque de curiosité, d'humilité et d'humanité. Elle a perdu par son incapacité à construire un discours politique nourri de nos traditions historiques et de nos liens de civilité. Elle a perdu car elle n'a pas fait ce travail de dévoilement du paysage intérieur des Tunisiens, de la souveraineté morale de ses femmes, mêmes voilées, qu'elle a assimilé à des fanatiques.
Un modernisme où l'on sacrifierait la magie antique de mon enfance, celle qui m'a donné le goût du savoir sans jamais m'intimider par d'obscurs interdits, qui m'a élevée avec tolérance et indulgence, qui a concilié la foi avec la raison dans une intelligence du cœur aussi profonde chez l'illettré que chez le lettré, ce modernisme-là a fait faillite dans les sociétés avancées et, personnellement, je le refuse. Et tout mon combat intellectuel est dans ce refus. Depuis Désenchantement national, en 1982, je n'ai cessé de polir et repolir ce que j'appelle la perle du quotidien, cette mémoire du présent, cette expérience du passé que l'on tire non pas seulement de l'instruction, mais des cœurs rustiques1. Je l'ai fait non par nostalgie du passé, non par croyance religieuse, mais au contraire par amour de la modernité, c'est-à-dire par la passion d'être de mon temps, par goût de la science, et par le besoin de surmonter les tendances inhumaines de mon époque.
Notre vocation, à nous Tunisiens, nous dépasse : elle a pour tâche essentielle, à mes yeux, d'humaniser la modernité. Il n'y a de modernité que dans la force de correspondance avec la tradition. Un moderne qui fait table rase du passé n'aura lui-même aucun message à transmettre aux générations futures, celles-ci le disqualifieront et l'oublieront comme lui a oublié les générations antérieures. Cet art de faire correspondre l'ancien et le moderne a été le ressort même des temps modernes, et de toute l'inspiration politique, philosophique, et artistique contemporaine. Qu'est-ce que la « démocratie » en Europe, sinon la réinvention de la démocratie athénienne, modèle antique de plusieurs millénaires. Toute la Renaissance européenne s'est faite, depuis le XVème siècle en Occident, par l'exhumation des trésors et des sources antiques.
Or face à cela, sur quoi repose notre discours moderniste, notre idéal « démocratique », à nous Tunisiens ? Sur rien, sinon sur l'idéologie des « droits de l'homme ». C'est insuffisant. Les islamistes ont su parfaitement se servir de cette idéologie pour défendre les droits de « l'être musulman ». Le discours des droits de l'homme n'a pas réussi à remplacer les droits de piété dans le cœur des Tunisiens, il sonne comme une abstraction déliée des aspirations morales du peuple, de son sentiment divin de justice. Il ne s'agit pas de faire du populisme ici, mais d'être à l'écoute des âmes simples, de leur noblesse intérieure, de leur désir de foi, ou tout simplement de ce qui, pour eux, fait sens, leur religion, leur croyance transmise par leurs pères, leur vibration intime, celle de leurs proches, de leurs liens sociaux, de leur patrie. Ils perçoivent leur religion comme un art de vivre aussi, comme une manière d'être ensemble autrement. Cette foi a d'autant plus de sens pour eux qu'ils n'ont pas accès au monde du savoir, qu'elle est tout simplement la vie de leur esprit. Ils n'ont pas de savoir, mais ils ont un esprit à eux, et cet esprit cherche sa nourriture là où il la trouve. Nous, nous pouvons trouver la nourriture de notre esprit dans la littérature, la philosophie, l'art, le cinéma, etc. nous n'avons aucun mérite. Nous avons eu la chance de l'instruction. Mais eux, n'ayant pas ce corpus à leur portée, n'y ayant jamais eu accès, ils ne peuvent retrouver l'image de leur esprit que dans le miroir de la religion, parce que celle-ci est portée par un langage, par un discours, par une éloquence, par un humanisme teinté de sacré.
Les intellectuels modernistes n'ont pas su créer un discours équivalent, qui fasse apprécier et comprendre leur vision humaniste. En fait, ils n'ont pas trouvé le langage de leur humanisme, tout simplement. Ils sont apparus secs et froids aux yeux du peuple. Or, tous les grands humanistes, dans l'histoire de l'humanité, même les plus érudits, ont toujours su se forger un langage qui les rapproche du peuple et qui les fasse aimer par leur peuple. Georges Sand usait du parler berrichon dans ses œuvres, la langue de sa région natale ; Rabelais écrivait le parler tourangeau ; Montaigne usait du parler gascon dans sa plus grande prose. Jusqu'à ce jour, les Français les vénèrent. C'était des aristocrates de l'esprit, mais en même temps c'était des gentilshommes plébéiens, des gentilshommes du peuple. Les modernistes tunisiens, eux, n'ont pas su mettre leur langage à la portée de la conscience populaire, ils sont restés étrangers au peuple, c'est pour cela qu'ils ont perdu. Ils n'ont pas su se faire aimer du peuple. Ils n'ont pas su s'élever à cet art politique, à ce verbe populaire qui a toujours su se doter d'un idéal de soi dans la culture tunisienne, mais qui est resté étranger au discours politique, sauf celui de Bourguiba dans les temps modernes. Les modernistes d'aujourd'hui n'ont pas su être des gentilshommes du peuple.
C'est pourquoi, je l'ai toujours affirmé et je le répète ici, tout discours moderniste qui ne s'est affirmé que contre le parti islamique était voué à l'échec. Car cela veut dire qu'il ne développe pas de pensée substantielle par lui-même, mais seulement « contre » autrui. Il n'en est alors que l'ombre, puisqu'il ne se définit que par la négative. Il fait exister l'autre davantage, il le légitime et le rend plus visible et plus fort. Or, discourir contre les autres, c'est révéler la faiblesse et l'inexistence d'une pensée claire pour soi-même. C'est pourquoi je n'ai jamais consenti à me définir seulement contre le courant politique religieux, cela me paraît peu convaincant, et même nocif. L'effort consiste au contraire à nourrir un système de valeurs attractives qui ne soit pas inaudible à la masse des gens simples, pieux et démunis. Et ce discours ne peut pas se contenter d'être seulement humanitaire ou social, ni même socialisant. Il doit être moral, affectif, sentimental et rationnel. Il doit puiser son inspiration dans nos grands textes traditionnels, dans notre histoire ancienne et moderne, dans notre processus séculaire de réforme de nos coutumes à travers le temps, de leur mise à jour, dans les œuvres politiques de nos grands hommes du passé, dans tout le fonds de nos cultures profanes et sacrées, dans l'apprentissage de la tolérance qui a fabriqué notre originalité historique. Il doit aussi s'inspirer des œuvres du progrès universel, en leur trouvant une forme adéquate d'appropriation propre à la civilisation tunisienne.
C'est ce qui me sépare du discours moderniste actuel, et de tous ses arguments autour de la « laïcité », position que j'ai développée dans mon dernier livre2. La laïcité française aujourd'hui a échoué en France, elle a même développé un discours de discrimination ethnique par rapport aux immigrés. Ce néo-racisme européen est une réaction européenne à une colonisation des immigrés à l'envers. Il est arrogant et faussement supérieur. Il déchire le tissu social. Cela ne veut pas dire que le peuple tunisien ne veut pas de la sécularisation, au contraire, il ne demande que ça, la révolution tunisienne en est la preuve. Mais il a dit clairement qu'il ne voulait pas vivre dans une société sans Dieu. Cela ne fait pas de lui un intolérant ; simplement la dimension d'un monde sans Dieu lui est imperméable, il n'a aucun moyen intellectuel de l'intégrer à sa vision du monde, elle provoque un déséquilibre dans sa confiance en l'existence, et dans son système de valeurs morales. La croyance religieuse ne doit pas être désignée comme une entrave au progrès, cette posture est dépassée. Les humanistes tunisiens doivent trouver cette correspondance subtile où se concilient le traditionnel et le moderne, dans la recherche même du progrès. La quête, la construction d'une passerelle entre la tradition et la modernité est vitale pour les progressistes, sinon, ils perdront non seulement les élections à venir, mais tout simplement leur autorité morale. Ils ne feront pas autorité, car ils n'auront pas su forger un idéal de soi digne de leur être historique réel, qui déclenche chez les autres des élans heureux d'identification personnelle, et de goût d'avenir.
J'ajouterai enfin que, pour ma part, et cela n'engage que moi (voir l'interview de Réalités au mois de juillet 2011), l'expérience tirée de l'échec des politiques de persécution des mouvements religieux doit nous faire cesser définitivement de discréditer leur existence ou leur légitimité. Rien n'empêche certes de critiquer leur programme, ou de les combattre comme des adversaires dignes d'être interpellés. Le débat démocratique est à ce prix, car la discussion contradictoire fait la force du vivre-ensemble politique. Mais remettre en question leur droit à agir sur la scène politique, ou simplement leur droit même d'exister dans une société désormais ouverte, user encore de l'argument d'épouvante pour les repousser, ou pire disqualifier leur humanité ou leur intelligence, est un déni de démocratie. Je l'avais écrit sans préjuger de leur victoire aux élections. Les remettre en question dans leur être même est une violence morale. La règle du jeu en démocratie est de savoir s'opposer à l'autre sans chercher à le détruire, en traitant ses qualités et ses défauts, ses faiblesses et ses forces. Cette règle est également valable pour eux. Il s'agit d'une compétition civile, et non d'un affrontement sectaire pour abattre l'autre par toutes sortes de procès d'intention ou d'actions illicites. La société n'est pas divisée en partis du Bien et partis du Mal. Ce manichéisme serait très nuisible au climat social et à la future Constitution. Ce qui m'importe en politique n'est pas l'inspiration qui anime les citoyens, mais leur comportement en société. Je disais que dès l'instant qu'un parti se réclamant du religieux adopte, dans la vie politique, un comportement civil, pour moi, il est sorti de l'ordre religieux, il est dans la civilité, et je cesse de le considérer comme un parti qui se réclame du sacré. En entrant dans le jeu politique, lui-même se sépare de l'absolu divin. Nous sommes tous animés de convictions politiques subjectives, et toute la difficulté est d'accepter que les convictions des autres soient aussi légitimes que les miennes, quand elles n'usent pas de violence et d'intimidation pour les imposer aux autres.
Maintenant, les modernistes, en perdant les élections, doivent se plier à la règle de la majorité. Mais en même temps, s'ils ne font pas un profond travail de reconsidération de leur discours et de leur inspiration, s'ils ne revoient pas les fondements de leur pensée politique et de leur culture idéologique, s'ils ne travaillent pas sur la tradition comme genèse même des temps modernes, ils resteront dans l'opposition très longtemps, aussi longtemps qu'ils ont eux-mêmes animé la modernité politique de la Tunisie, c'est-à-dire plus d'un demi siècle. Si les progressistes ne se retournent pas sur la tradition, s'ils ne jettent pas un regard derrière leur épaule sur l'immensité inépuisable du passé, ils perdront le message de leur modernité, le secret de correspondance entre l'ancien et le nouveau qui fait la vie même de l'humanisme, et ils ne deviendront jamais une force de relève. C'est à nous, modernes, de prendre en charge la tradition, et non l'inverse. Et ça, non seulement la conscience populaire l'accepte, mais elle le désire ardemment. Les modernistes tunisiens doivent désormais répondre au désir de modernité du peuple tunisien, sans lui demander le sacrifice inhumain de leurs attachements profonds.
Ainsi, la question que les modernistes devraient se poser est exactement la même que celle des islamistes, qui eux aussi se revendiquent de la modernité. Comment intégrer le substrat de la tradition dans la direction politique des hommes, sans faire de confusion entre le religieux et le politique ? A la question de savoir si l'islamisme est une déviation de la tradition quand il veut faire de la religion la source de l'autorité politique, la réponse est oui. Sur de nombreux points, le discours religieux peut même défigurer la tradition, et jeter un voile opaque sur son interprétation. De même que les modernes tunisiens sont dans le simulacre de la modernité, les islamistes sont aussi perçus comme jouant sur les simulacres de la religion, par un dogmatisme où la religion perd sa vie intérieure, sa sincérité, dans des postures d'exhibition où sa valeur se dissout dans le « faire-valoir ». Le risque de l'hégémonie religieuse sur les consciences n'est pas qu'elle éloigne du monde moderne, pas du tout. L'Islam en maîtrise tous les rouages et particulièrement le système de communication. Non, le risque est dans la destruction de nos traditions à travers leur déformation idéologique.
Nous verrons si la victoire du parti conservateur pourra élever ce dernier à cet humanisme de conciliation entre l'ancien et le moderne, à cet art de dire et de gérer le politique autrement que par le simple recours à la peur de Dieu, qui ne serait que l'écho de la peur du despote par lequel les régimes passés ont gouverné. Toute la difficulté est de tunisifier l'Islam, et non pas d'islamiser la modernité. Si les vainqueurs y parviennent, alors je pourrais dire que Jalloul, en votant selon son cœur, a bien voté.3
Hélé Béji
27 octobre 2011

1) Désenchantement national, essai sur la décolonisation, Maspéro, Paris 1982
2) Islam Pride, Derrière le voile, Gallimard, Paris 2011
3) Cf. L'Imposture culturelle, Stock, Paris, 1997


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