Emna Barkaoui, artiste tunisienne résidant à Paris, analyse l'émergence de l'art contemporain tunisien sur la scène internationale et dans la société tunisienne. C'est le Musée du Montparnasse de Paris qui a choisi de mettre à l'honneur l'art contemporain de Tunisie le temps d'une exposition, du 12 au 30 octobre dernier. Choix opportun puisque ce quartier, chargé d'une histoire artistique foisonnante, a vu se croiser des artistes du monde entier. Quoi de plus logique, donc, que la programmation du Musée s'inscrive dans le même esprit de convergence et de partage culturels. L'exposition « Art Tunis-Paris » est le résultat d'un partenariat entre la France et la Tunisie dont le principal organisateur est le Musée du Montparnasse mais par le biais duquel s'ajoutent de nombreuses autres passerelles parisiennes, comme la Galerie Sponte ou encore la galerie Les Singuliers qui inaugurera dans la même veine une exposition d'artistes tunisiens le 9 décembre. L'événement Art-TunisParis est en réalité la transposition d'une exposition qui a eu lieu à l'Espace d'Art Mille Feuilles de La Marsa, en complément d'un parcours artistique organisé dans les jardins de la Résidence de France en Tunisie. L'exposition « Art Tunis-Paris » a très largement fait la part belle aux artistes peintres, plasticiens, vidéastes, photographes et sculpteurs émergents dont l'expression, la qualité et la diversité des démarches attestent de la singularité artistique de chacun. L'importance de renforcer la visibilité de la diversité de la création tunisienne contemporaine implique aux artistes de se positionner sur la scène internationale, d'où la nécessité de se confronter à ce type d'exposition hors frontières. De nombreux partenariats entre la France et la Tunisie ont été établis dans le passé pour promouvoir un certain nombre d'artistes mais c'est la première fois que nous assistons à un forum d'Art contemporain entre Tunis et Paris. Cette première arrive, disons-le, assez tardivement. La Tunisie reste la grande absente de la scène contemporaine internationale. Aucun artiste tunisien ne figurait dans la récente grande exposition sur l'art contemporain arabe, à la Villa Emerige de Paris, alors que les artistes algériens et marocains, par exemple, y occupaient une place de choix. On peut donc s'interroger sur les raisons du manque de visibilité des artistes tunisiens. La principale raison pouvant expliquer l'absence de l'art contemporain tunisien tient au fait que les Beaux-arts ont longtemps été le parent pauvre des arts tunisiens. En effet, c'est le cinéma tunisien qui a le plus bénéficié du soutien du Ministère de la Culture, talonné par la musique et la danse. Qui plus est, pour des raisons d'attractivité touristique, les principaux musées nationaux dont le Musée du Bardo se focalisent essentiellement sur le très riche patrimoine archéologique et artisanal de Tunisie, ce qui tend à bâillonner les expressions individuelles contemporaines. L'art contemporain existe certes, mais il a été, en quelque sorte, confisqué par une certaine élite concentrée à Tunis et exposé par des galeries privées dans les banlieues aisées de la ville. Une confiscation, aussi, au sens littéral puisque l'Etat bénaliste est détenteur d'environ dix mille œuvres d'art moderne et contemporain, qu'il a accumulées comme un butin pour l'entreposer dans un local à Ksar Saïd. Cet élitisme tend néanmoins à évoluer, et on assiste depuis la Révolution à une forte effervescence populaire en direction de l'art contemporain. La manifestation annuelle « Dream City », préparait déjà ce terrain puisqu'elle proposait dès 2009 un cheminement artistique dans la médina de Tunis : l'art abattait les murs, se donnait à voir, en allant à la rencontre des Tunisiens afin de créer des liens entre la population et l'expérience artistique. L'émergence tardive d'une scène d'art contemporain tunisien tient aussi à la faiblesse de l'offre de formations dans les secteurs artistique et culturel des Beaux-arts de Tunis. Malgré ce contexte qui peut paraître défavorable, la Révolution a généré une véritable effervescence dans le monde de l'art contemporain tunisien, et la place de l'art en Tunisie n'a jamais été autant questionnée. En effet, il apparaît aux yeux de tous que dans son nouveau contexte, la Tunisie doit se préoccuper de son patrimoine comme de son avenir. Il y a dans l'un et l'autre une mémoire collective à partager et à transcender. Il s'agit de penser le présent et de préparer le futur sans tourner le dos à son héritage, mais sans que celui-ci ne soit un frein à l'évolution de la société et à l'épanouissement des identités. L'importance des Musées archéologiques dans notre pays souligne depuis la période coloniale la richesse d'un héritage romain et carthaginois. La peinture moderne et contemporaine, grande absente dans l'histoire de l'évolution de la création artistique en Tunisie, s'impatiente de trouver sa place dans un véritable musée. La nouvelle génération d'artistes tunisiens forge pourtant une identité artistique nationale qui gagnerait à être représentée au niveau institutionnel. Un tel musée est prévu : il sera intégré au projet de la Cité de la Culture à Tunis. Le 11 novembre, le Ministre de la Culture M. Ezzedine Bach Chaouch donnait une conférence de presse où il estimait la fin des travaux dans deux ans, pour un coût global de 75 millions de dinars. Si les valeurs fondatrices de la nouvelle démocratie sont celles de la résistance, de la réflexion et de la liberté, alors un grand Musée d'Art Contemporain y sera un symbole essentiel : ces valeurs sont aussi celles de la création contemporaine. La construction d'une telle institution au service de la société et de son développement favoriserait l'accessibilité à l'art dans une Tunisie en plein mouvement et dont les manifestations et les expressions émanent du peuple et pour le peuple, enfin loin d'une élite suffisante et égocentrée. La création d'un tel musée a figuré au volet culturel du programme du parti Ennahdha lors des élections dernières qui propose, en plus de « promouvoir le patrimoine national », de « créer un musée national des arts plastiques et une académie des arts ». Seront-ils à même de relever ce défi ? Emna Barkaoui (Paris)