La Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDCI) rattachée au Musée d'Histoire contemporaine et à l'Université Paris Ouest a organisé une journée d'études le 22 juin 2012 portant sur la préservation de la mémoire des réseaux militants des droits de l'homme au Maghreb, des années soixante aux révolutions arabes. Organisée en deux moments, la journée d'étude a d'abord mis en évidence la richesse du Fonds Othmani que porte l'Association de la Fondation Ahmed Othmani que préside Simone Othmani- Lellouche. Puis, dans un deuxième temps, elle a analysé les enjeux contemporains des archives du printemps arabe qui continue à s'écrire dans tous les supports modernes possibles.
Cette rencontre animée par la BDCI a invité des acteurs de ces archives (militants de la première heure, collecteurs d'archives, animateurs associatifs, archivistes) parmi lesquels des membres fondateurs de Perspectives tunisiennes. C'est ainsi qu'autour de Simone Othmani-Lellouche, qui préserve la mémoire de son défunt mari Ahmed Othmani et de ses collègues, se sont retrouvés Khémais Chammari, actuel Ambassadeur de Tunisie à l'UNESCO et Kamel Jendoubi, Président de l'ISIE. Outre l'émotion naturelle que dégage un tel rassemblement, ces acteurs de l'histoire contemporaine ont rappelé l'importance de l'engagement pour le respect des droits de l'homme, la lutte contre la torture et l'emprisonnement arbitraire qui a animé des générations de militants depuis le début des années soixante en Tunisie.
Simone Othmani-Lellouche a rappelé la genèse de ce projet d'archives : l'action militante des étudiants tunisiens en France et en Tunisie. Depuis les premiers combats de perspectives et ceux de l'UGET, il y a quarante ans, bien des documents ont été dispersés. Elle a pu en conserver quelques uns pour pouvoir mener le combat pour libérer les prisonniers. Cet acte de conservation militant débouche aujourd'hui sur une collaboration entre la Fondation qu'elle préside , la BDCI et l'association Génériques pour conserver une « parcelle du parcours de la gauche et donner l'occasion aux Tunisiens de se pencher sur leur propre mémoire ».
M. Chammari a mis l'accent sur « l'importance du travail d'inventaire à faire sur ce qui a été écrit et diffusé légalement et ce qui a été écrit dans la clandestinité et dont restent des traces ». Pour lui, « la question des droits de l'homme est au cœur des préoccupations des politiques et des militants des droits humains ». Au-delà des polémiques sur les divergences, les rivalités et les découpages entre les tendances politiques, M. Chammari a lancé un appel pour que « ceux qui détiennent des documents se rapportant à ce pan de l'histoire les mettent à la disposition du Centre de documentation ».
Kamel Jendoubi, Président de l'ISIE et du Comité pour le respect des libertés et des droits de l'homme en Tunisie, est intervenu en sa qualité de militant de la gauche en France. « Il n'était pas dans mon esprit, en tant que militant, d'accumuler les documents, d'ailleurs on s'en débarrassait puisqu'ils pouvaient constituer un élément de preuve contre nous », a-t-il déclaré. Pour les militants, il existait une réelle difficulté à transcrire leurs actions, leur vie de militant et leurs idées. « Le mot archives était bizarre pour un militant », a-t-il souligné. La prise de conscience de l'importance des archives est venue lentement. Il a ainsi confirmé que « les Archives nationales ont sauvegardé les archives de l'ISIE, y compris les urnes ». Pour lui, la recherche dans les documents des mouvements politiques et des associations est capitale pour la mémoire du peuple. « On n'a pas encore mesuré l'impact du Collectif du 18 octobre 2005 (*) sur le présent, sur la constitution de la Troïka, sur l'attitude d'Ennahdha aujourd'hui », a-t-il ajouté. Le combat pour les droits de l'homme est indissociable du « combat pour la citoyenneté » malgré la répression féroce et la thèse qui taxait les militants d'intrus, de francophones à la solde de l'étranger et que la révolution est venue invalider. « La référence aux valeurs des droits de l'homme n'est plus perçue comme une valeur étrangère, y compris au sein de la mouvance islamiste », a-t-il conclu.
La deuxième partie, plus générale car elle s'ouvre sur le monde arabe et les bouleversements qui le travaillent, a mis en lumière les pratiques en matière d'archives en Tunisie et au Maroc. Mme Naïma Senhadji, coordinatrice du Programme d'accompagnement aux recommandations de « l'Instance Equité et Réconciliation » en matière d'archives, d'histoire et de mémoire, a levé le voile sur l'incurie dans ce domaine au Maroc où pratiquement il n'y a point d'archives proprement conservées en-dehors des Archives royales. « Ce n'est qu'en avril 2011 que l'Institution des Archives du Maroc a été créée », a-t-elle affirmé. Avant cette date, il n'y avait ni cadre juridique ni institutions d'archives ni politique en la matière. Depuis, des centres sont créés, à l'échelle nationale et régionale, qui commencent à recenser et traiter les documents.
L'expérience tunisienne en la matière a été présentée par M. Hédi Jallab, Directeur général des Archives nationales de Tunisie, membre du Conseil international des archives et vice-président de l'Association internationale des archives francophones. A la différence du Maroc, les Archives tunisiennes existent depuis 1874, créées par Khaireddine Pacha. Elles conservent la Constitution de 1861, l'Acte d'abolition de l'esclavage de 1846, le Pacte fondamental (Ahd al Amân) et les archives de la première Assemblée constituante issue de l'indépendance.
M. Jallab a réservé aux participants français et arabes un scoop. Lors de la révolution, les Archives nationales ont été très actives pour préserver les documents menacés, surtout après le saccage d'un nombre de tribunaux et de centres administratifs et financiers. « Elles ont pu récupérer le trésor du RCD : 20.000 boîtes concernant la Tunisie indépendante et même une période du Protectorat », a-t-il annoncé. « Nous avons récupéré 1000 boîtes du seul Comité de coordination du RCD de la Marsa ». Les Archives nationales ont pu récupérer les documents de l'ISIE, de l'INRIC et de la Haute Instance de Yadh Ben Achour ainsi qu'un nombre précieux d'archives personnelles dont certaines concernent les fondateurs des Jeunes Tunisiens au début du siècle dernier. Autre révélation, plus politique celle-là, concerne les fameuses élections de 1981. M. Jallab a récupéré quatre boîtes de Jendouba. Leur recomptage a donné 46% des voix au MDS lors que les résultats officiels attribuaient 5% à tous les partis de l'opposition réunis.
Reste un chantier ouvert par les révolutions arabes qu'il faudrait archiver alors que l'histoire est en marche, qu'elle se fait encore tous les jours et que les supports se diversifient : écrits, vidéos, affiches, Internet, Facebook, Twitter, etc.
De notre correspondant permanent : Zine Elabidine HAMDA