.«Il n'est pas question de mettre en péril les équilibres budgétaires de l'Etat», déclare Samir Dilou, ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle .Vers la création d'un fonds spécial ouvert aux dons des particuliers, des Etats et des organismes internationaux .Aucun barème définissant les modalités de calcul des indemnités n'a été arrêté
Après avoir crié sur tous les toits qu'il allait indemniser les anciens prisonniers politiques amnistiés dans les plus brefs délais, le gouvernement semble avoir changé son fusil d'épaule. C'est, du moins, ce qui ressort des dernières déclarations du ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, Samir Dilou. «Rien n'a été définitivement décidé à propos de l'indemnisation des bénéficiaires de l'amnistie générale», a affirmé dimanche le ministre lors d'une réunion du conseil de la Choura du mouvement Ennahdha.
Me Dilou, qui assure également la fonction de porte-parole du gouvernement, a également fait savoir que l'exécutif «n'a nullement l'intention de mettre en danger les équilibres budgétaires de l'Etat».
S'exprimant hier au micro de la radio privée Express FM, le ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle a aussi déclaré que les indemnisations ne peuvent pas être accordées aux amnistiés aux dépens de la réalisation d'autres objectifs comme le développement régional et le dédommagement des martyrs et des blessés de la révolution. Il a également noté que le montant des indemnisations dont vont bénéficier les victimes de la dictature est impossible à estimer actuellement, indiquant au passage que tous les chiffres avancés (750 millions de dinars, un milliard de dinars etc...) relèvent de la pure spéculation.
Les précisions de M. Dilou constituent une réponse directe au ministre des Finances démissionnaire, Houcine Dimassi, qui avait précisé dans sa lettre de sa démission que l'une des raisons qui l'ont poussé à quitter le gouvernement était l'attachement du gouvernement à verser des indemnisations d'une valeur globale d'un milliard de dinars aux anciens prisonniers politiques, en majorité issus du parti islamiste Ennahdha.
Fustigeant des arrière-pensées électoralistes, le ministre des Finances démissionnaire a indiqué qu'il aurait souhaité voir le gouvernement dépenser ces sommes pour créer des emplois ou améliorer le niveau de vie des habitants des régions intérieures longtemps laissées pour compte.
Selon des sources bien informées au ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, l'intérêt se porte désormais sur la création d'un fonds spécial dédié à l'indemnisation des amnistiés. Ce fonds devrait être ouvert aux dons des particuliers, des Etats amis et des organismes internationaux sensibles à la question de la réparation des prisonniers d'opinion et des victimes de la torture.
11.176 demandes d'indemnisation reçues
D'après les mêmes sources, quelque 11.176 demandes d'indemnisation sont déjà parvenues au ministère des Droits de l'Homme, mais aucun barème définissant les modalités de calcul des indemnités en fonction du nombre d'années passées et du préjudice subi n'a été encore arrêté, ce qui empêche la détermination du montant global de l'enveloppe qui sera réservée aux indemnisations.
Le dédommagement des anciens prisonniers politiques est prévu par le décret-loi n° 2011-5 datant du 9 février 2011, dont l'article 2 stipule que «tous ceux qui seront concernés par l'amnistie conformément à ce décret-loi auront droit à la réintégration de leur emploi et à un dédommagement. Ce décret-loi paraphé par l'ancien Président de la République provisoire Foued Mebazaâ a déjà permis à près de 5000 personnes amnistiées de récupérer leurs emplois, notamment dans la Fonction publique.
A noter que des dizaines d'anciens prisonniers politiques de gauche ont fait circuler récemment une pétition dans laquelle ils refusent de recevoir les indemnisations réservées aux prisonniers politiques sous le règne de Ben Ali et de Bourguiba.
Parmi les autres signataires de cette pétition figurent notamment le secrétaire général du Parti Socialiste de Gauche, Mohamed Kilani, l'actuel membre du comité directeur de la Ligue Tunisienne pour la Défense des Droits de l'Homme (LTDH), Mohamed Salah Khériji, et l'universitaire, Moncef Ben Slimane.
De son côté, le secrétaire général du parti Ouvrier Communiste de Tunisie (PCOT) , Hamma Hammami, a déclaré il y a plus de deux mois qu'il refuse toute réparation pour les années qu'il a passées dans les geôles de Ben Ali.
Il est à rappeler, dans ce cadre, que tous les pays ayant connu des révolutions ou des brusques bouleversements politiques ont accordé des réparations aux victimes de torture et des mauvais traitements. En Afrique du Sud, plus de 500 millions de dollars avaient été consacrés à l'indemnisation des victimes de l'apartheid par une Commission vérité et réconciliation. Au Maroc, l' Instance Equité et Réconciliation a également octroyé des indemnisations à des milliers de personnes, estimant que les victimes de la torture, de la disparition forcée et de la détention arbitraire gardent des séquelles indélébiles, dans leur corps et dans leur âme, plusieurs années après leur libération.
Gilbert Naccache, ex-prisonnier politique de gauche: «Le principe de l'indemnisation des anciens prisonniers politiques ne peut être contesté»
Le militant de gauche et écrivain Gilbert Naccache défend bec et ongles le droit des anciens prisonniers politiques amnistiés à recevoir des indemnisations. « «Le principe de l'indemnisation ne saurait être contesté, sans que l'on conteste du même coup la mesure d'amnistie même», a-t-il précisé dans un article publié récemment sur son blog. Et d'ajouter : « l'indemnisation n'étant pas liée à une quelconque demande d'allégeance à un pouvoir ou un parti quelconque, mais étant un droit donné à tous les amnistiés, ne peut pas être refusée dans son principe au motif qu'elle pourrait être en contradiction avec les engagements militants des uns ou des autres ».
Ancien membre actif du groupe de gauche «Perspectives» emprisonné sous le règne de Bourguiba, l'auteur du roman carcéral «Cristal» estime également que ceux qui refusent les indemnisations ne doivent pas dénier ce droit aux autres. «Certains nous disent publiquement qu'ils n'acceptent pas cette indemnisation, parce qu'il y aurait d'autres priorités. Avant de parler de priorités et de financement, je voudrais dire que chacun est libre d'user ou pas d'un droit, que c'est une affaire personnelle et qui ne concerne que l'intéressé : qu'on se sente tenu d'informer l'opinion de décisions aussi personnelles relève, disons d'une absence de modestie, voire d'une envie de donner des leçons proprement inacceptables. Si vous ne voulez pas jouir de cet argent, mes amis, refusez-le, ou acceptez-le et consacrez-le à améliorer la situation du peuple, mais, de grâce, soyez discrets, votre générosité en sortirait grandie », a-t-il écrit.