Le commissaire aux comptes est un professionnel indépendant, nommé et rémunéré par une entreprise, alors qu'il a pour mission de vérifier la sincérité et la régularité de ses comptes, alerter les autorités si l'avenir de l'organisme paraît compromis et dénoncer au Parquet ses actes délictueux. Parmi toutes ces activités, l'obligation de révélation des faits délictueux au Procureur de la République constitue, la mission la plus énigmatique et de loin la plus dangereuse, assumée par le commissaire aux comptes tunisien. En effet, le législateur tunisien, l'oblige à appliquer une "exception française" qui n'a pas d'équivalent aux Etats Unis d'Amérique, Canada, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Espagne, Suisse, Japon, Inde, etc. En dehors de la France, aucun pays développé n'applique cette obligation démesurée et n'ayant aucun lien avec la mission initiale de certification des comptes. Même des pays voisins comme le Maroc ou l'Algérie n'ont pas suivi "l'exception française" bien que leurs textes s'inspirent largement du législateur français. Il en découle une question simple : La Tunisie a-t-elle raison de persister dans la voie de suivi aveugle de cette pratique française, pourtant non appliquée dans la quasi-unanimité des pays du monde ?
Pénétrons plus dans le côté technique, afin d'éclairer le lecteur non spécialisé. L'article 270 du Code des Sociétés Commerciales Tunisien fait obligation au commissaire aux comptes, sous la menace de sanctions pénales, de « révéler au Procureur de la République les faits délictueux dont il a eu connaissance ». Par sa généralité, cette disposition charge le commissaire aux comptes d'être le "dénonciateur" officiel de tout ce qui pourrait être commis et ayant un caractère délictueux dans une société. Elle est d'autant plus dangereuse qu'elle est vague et suscite diverses interrogations :
S'agit-il des faits délictueux commis par l'entreprise ou, plus largement, dans l'entreprise par ses dirigeants, ou ses salariés, voire même par des tiers ? Ces faits doivent-ils avoir un lien direct avec les comptes ou plus généralement avec l'activité de la société ?
Le commissaire aux comptes doit-il se borner à constater les actes délictueux ou bien enquêter pour en savoir davantage ? Doit-il révéler directement ou bien s'en entretenir avec les dirigeants sociaux et les entendre avant de prendre la décision lourde de révélation ?
Si les dirigeants corrigent leurs fautes, de leurs propres initiatives ou suite aux remarques du commissaire aux comptes, ce dernier doit-il ou non informer le Procureur de la République ?
La pratique, aussi bien celle des commissaires aux comptes que celle des tribunaux, n'a pas répondu clairement à ces questions. N'étant pas, certes, ni un auxiliaire permanent de la justice pénale, ni un enquêteur, et encore moins un juge, le commissaire aux comptes assume la lourde tâche d'informer le Procureur de la République, dans "un délai raisonnable", de tous les faits qui lui paraissent pénalement répréhensibles et dont il a eu connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de sa mission.
Le commissaire aux comptes qui ne fait pas la révélation encourt des peines lourdes : emprisonnement d'un an à cinq ans et une amende de mille deux cents à cinq mille dinars ou de l'une de ces deux peines seulement. Une telle sanction pourrait être appliquée à tout commissaire aux comptes, surtout lorsque le juge, ignore, ou presque, en quoi consiste exactement la mission du commissaire aux comptes, qu'il assimile souvent avec le comptable interne de l'entreprise et par conséquent semble rendre, à tort, le commissaire aux comptes responsable de l'authenticité de toutes les écritures comptables enregistrées.
Or, la mission de commissariat aux comptes, telle qu'elle a été définie par les Normes Internationales d'Audit, n'est autre que la vérification, générale et pas détaillée, des comptes présentés par la société sous la responsabilité de ses organes de gestion (Direction Générale, Conseil d'Administration ou Gérant). Techniquement, il s'agit de rechercher dans l'organisation mise en place par l'entité (le système de contrôle interne) les sources d'erreurs probables. A partir de là, le commissaire aux comptes procède aux tests et contrôles qui lui semblent nécessaires pour s'assurer que raisonnablement, aucune erreur significative ne s'est "glissée" dans les comptes présentés par la direction. Le commissaire aux comptes n'a pas à vérifier toutes les opérations. Sa mission n'est autre que le contrôle des comptes, sur la base d'échantillons et en aucun cas la détection ou la recherche de fraude. Le but étant d'exprimer une opinion, favorable ou défavorable, sur la sincérité des états financiers préparés et présentés par la société.
Les législations de tous les pays développés économiquement au monde appliquent ces règles. Seule la France exige du commissaire aux comptes d'être, en plus, un dénonciateur auprès du Procureur de la République. Ce fardeau "importé" de la France devient nettement plus lourd en Tunisie où la législation pénale demeure très vaste et surtout non regroupée dans un seul code mais éparpillée sur plusieurs textes.
Cette question de la multitude des textes pénaux auxquels le commissaire aux comptes doit faire face a été au centre d'un atelier de travail tenu, dernièrement par l'Association des Jeunes Experts Comptables de Tunisie "AJECT". Au cours de cette rencontre, les experts comptables présents ont exprimé les énormes difficultés relatives à la révélation rencontrées au cours de leurs missions de commissariat aux comptes, que ce soit en matière de jugement du caractère pénal des actes, ou en matière des conditions de convocations et de traitement devant les tribunaux, les services du Procureur et la brigade financière.
A titre d'exemple de cette situation floue, une société, ayant été "dénoncée" par le commissaire aux comptes, mais non poursuivie par le Procureur, risque de se retourner contre ce même commissaire. En effet, l'entreprise pourrait prétendre être la victime d'une révélation hâtive, infondée ou excessive qui a porté préjudice à son image et sa réputation. Contrairement au droit français, le commissaire aux comptes tunisien ne bénéficie pas, s'il se trompe en révélant alors qu'il n'aurait pas dû le faire, d'une quelconque immunité ni sur le plan pénal ni en matière de responsabilité civile.
Autrement dit, entre la menace d'une sanction pénale s'il ne révèle pas, et le non bénéfice d'une immunité s'il révèle à tort ou si le Procureur ne le suit pas pour n'importe quel motif, le commissaire aux comptes se retrouve coincé entre deux feux.
N'ayant pas réussi à atteindre ses objectifs et ce sur tous les niveaux, le législateur tunisien devrait supprimer l'obligation imposée au commissaire aux comptes de révélation des faits délictueux au Procureur de la République afin de s'aligner sur les lois de tous les pays du monde à l'exception du cas particulier français. Par Mehdi MAAZOUN Expert Comptable et Vice-président de l'Association des Jeunes Experts Comptables de Tunisie