La Libanaise Hoda Barakat livre avec son nouveau roman, Le Royaume de cette terre, qui vient de paraître en France, une fable complexe sur les heurs et malheurs de son Liban natal. De l'époque du mandat français au début de la guerre civile en 1975, à travers la vie de la communauté maronite chrétienne sur les hauteurs des montagnes libanaises du nord, ce roman retrace la lente désintégration du projet national, sacrifié sur l'autel des identités communautaires ô combien meurtrières. Jeune fille, elle a grandi dans les années 60 entre Beyrouth et Bsharée, le village natal de Khalil Gibran. La romancière libanaise Hoda Barakat se fait souvent tirer l'oreille par sa mère parce qu'elle passe des heures entières à lire. Elle lit tout ce qui lui passe par la main de Balzac à Naguib Mahfouz en passant par les Russes et les Américains. « Ce n'est pas la vraie vie », lui disait alors sa maman pour l'arracher à ses lectures. Mais toutes les tentatives de Madame Barakat mère se sont révélées vaines. Non seulement elle n'a pas réussi à détourner sa fille de son passe-temps favori, mais ses interdictions ont poussé cette dernière à devenir romancière. Une romancière de talent qui, recevant il y a quelques années un prestigieux prix littéraire du monde arabe, a dit en substance à l'adresse de sa mère que la vraie vie se trouve peut-être dans les romans, tant ses personnages lui semblent parfois plus vrais que les hommes et les femmes de chair et de sang qui lui ont servi de modèles !
« Combien de villes y a-t-il sous la ville, père ? » Auteur de cinq romans, trois pièces de théâtre et un recueil de chroniques, Hoda Barakat est considérée par la critique comme l'une des voix les plus originales de la littérature arabe contemporaine. Elle a publié son premier livre de fiction en 1985, en pleine guerre civile libanaise. Depuis, elle a quitté son pays et vit en exil à Paris. C'est là qu'elle a construit son œuvre singulière, magnifique d'interrogations, de déchirements et de nostalgies. Une œuvre consacrée aux heurs et malheurs de son pays. « Je suis partie entièrement de mon pays, mais le Liban est encore à l'intérieur de moi », ne cesse-t-elle de dire pour justifier son retour au pays par imagination interposée.
Beyrouth est au cœur de l'imagination fictionnelle de Hoda Barakat. C'est une ville déchiquetée de l'intérieur, rongée par ses tensions communautaires. Métaphore du mal de cohérence dont souffre le Liban. La ville-capitale cherche désespérément dans son histoire des modèles pour son renouveau. C'est dans son troisième roman, Le Laboureur des eaux, que Barakat avait saisi avec acuité la dimension tragique de cette quête. Notamment à travers les questionnements du personnage principal du roman, un vendeur de soieries dont le magasin a pris feu. Face au néant civilisationnel auquel il est confronté, l'homme interpelle ses ancêtres : « Combien de villes y a-t-il sous la ville, père ? Combien de villes pour l'oubli... Grand-père, toi de qui j'ai hérité l'absurdité de la sagesse, t'es-tu passionné pour les tissus parce que tu savais qu'ils ne seraient plus là pour les archéologues qui exploreront les traces de notre passage ? »
Dans le microcosme du Mont-Liban Dans son nouveau roman, Barakat n'a pas campé son récit à Beyrouth mais dans la région du Mont-Liban dont est issue sa famille maronite chrétienne. Peuple de montagnards frustres et frondeurs, les maronites sont emblématiques de la tension qui a opposé les clans et les entités confessionnelles à l'idéal national au Pays du Cèdre. A travers la vie et le destin des petites gens dont la famille Mouzawaq, la romancière a raconté la lente montée de la violence au sein de cette communauté. La guerre civile de 1975 en sera le dénouement logique.
Le roman s'ouvre sur la mort atroce d'un père de famille piégé par une tempête de neige et dévoré par les hyènes. Une mort à l'ombre de laquelle le récit va être pris en charge alternativement par les deux enfants du défunt, Salma et Tannous, qui racontent les péripéties de leur existence, tantôt tragique tantôt burlesque, avec en toile de fond la montée des égoïsmes et sentiments ataviques qui taraudent les protagonistes. Selon les critiques littéraires qui ont eu accès à ce livre en version originale, c'est-à-dire en arabe, sa plus grande réussite est la richesse de son idiome. Mêlant l'arabe classique et la langue parlée localement, Hoda Barakat a, de son propre aveu, poussé très loin cette recherche linguistique qui constitue une dimension majeure de son œuvre de romancière. « Un roman ne se réduit pas à son intrigue, aime-t-elle dire. Son véritable sujet, c'est le travail sur la langue que fait tout écrivain digne de ce nom. » (MFI) Le Royaume de cette terre, par Hoda Barakat. Traduit de l'arabe par Antoine Jockey. Paris, Actes Sud, 2012. 350 pages. Lire aussi sous la plume de Hoda Barakat : Mon maître, mon amour. Paris, Actes Sud, 2012. Babel n° 1133. Le Laboureur des eaux. Paris, Actes Sud, 2001. Babel n° 606.