La position à adopter à l'égard de la mouvance djihadiste divise profondément la classe politique tunisienne, partagée entre éradicateurs inflexibles et partisans d'un dialogue qui pourrait faire évoluer ce courant radical vers des positions plus modérées. Le traitement du phénomène salafiste, notamment dans sa composante djihadiste, est au centre du débat national depuis quelques mois. L'émergence de ce débat public est l'aboutissement de la visibilité accrue et surtout de l'agitation parfois sanglante des djihadistes. Naguère tapis dans l'ombre ou croupissant dans les geôles de Ben Ali, les djihadistes occupent depuis la chute de l'ancien régime de plus en plus l'espace public. Ces partisans d'un Islam rigoriste ne se contentent plus de défiler dans la rue pour fustiger la diffusion un film blasphématoire par la chaîne de télévision privée Nessma TV. Profitant du vent de liberté qui souffle sur le pays, ils tentent épisodiquement de faire la loi en attaquant des débits de boissons alcoolisées ou en s'en prenant à des journalistes et des militants de la société civile. Ex-membre du groupe «Jound Assad Ibn Al-Fourat » dont les membres ont affronté, armes aux mains, en 2007 les forces de l'ordre, Waël Amami a publiquement revendiqué en septembre 2012 l'attaque contre un hôtel et un dépôt d'alcool de Sidi Bouzid. L'organisation djihadiste "Ansar Al-Chariaâ" a, quant à elle, revendiqué à demi-mot l'attaque contre l'ambassade américaine en Tunisie, qui a fait 4 morts parmi les assaillants le 14 septembre dernier. Plus récemment, cette même organisation a bravé l'interdiction officielle de son congrès qui était prévu initialement à Kairouan en annonçant la tenue de cette manifestation à la cité Ettadhamen. Une décision qui a mal tourné puisque les djihadistes se sont violemment opposés aux forces de l'ordre dans ce quartier populaire de Tunis. Des heurts qui ont fait un mort et une quinzaine de blessés, dont onze policiers. Menaces contre le gouvernement ! Les djihadistes se permettent même d'appeler à faire la «guerre» au gouvernement dirigé par le parti islamiste modéré Ennahdha. "J'ai préparé mon linceul après la mort de deux martyrs et j'appelle les Jeunes du réveil islamique à faire de même car le mouvement Ennahda et d'autres partis politiques veulent des élections sur les ruines et les cadavres du mouvement salafiste», avait lancé le 1er novembre sur le plateau de la chaîne Ettounsiya TV l'imam Nasreddine Aloui. «Je vais faire la guerre à ces gens-là car le ministre de l'Intérieur et les dirigeants d'Ennahdha ont choisi les Etats-Unis comme leur bon dieu», a-t-il martelé. Nasreddine Aloui se présente comme le nouvel imam de la mosquée Ennour de Douar Hicher. Le 13 mai 2013, c'était au tour du leader d'Ansar Al-Chariâa Abou Iyadh de menacer de livrer la guerre au gouvernement dirigé par le parti islamiste Ennahdha, qu'il accuse de mener une politique contraire à l'islam. «« Je vous rappelle seulement que nos jeunes héros se sont sacrifiés pour la défense de l'islam en Afghanistan, en Tchétchénie, en Bosnie, en Irak, en Somalie et en Syrie et n'hésiteront pas à se sacrifier pour leur religion à Kairouan», a-t-il menacé dans un communiqué publié sur la page officielle du groupe Ansar Al Chariaâ. Et d'ajouter sur ce même ton frondeur : « Aux tyrans qui se prennent pour des islamistes (...) sachez que vous êtes en train de commettre des bêtises qui vous précipitent à la guerre». Ancien de l'Afghanistan recherché pour implication présumée dans l'attaque contre l'ambassade des Etats-Unis, le 14 septembre 2012, Abou Iyadh a, par ailleurs, assimilé les interventions des forces de sécurité ciblant ses disciples à une guerre contre l'Islam. «Votre guerre n'est pas contre nos jeunes mais contre la religion », a-t-il noté. Ennahdha choisit la confrontation Longtemps accusé de laxisme à l'égard des courants salafistes violents ayant perpétré des attaques contre des galeries d'art, des bars, ou encore des réunions publiques, le mouvement Ennahdha a visiblement changé le fusil d'épaule. En attestent l'interdiction du congrès d'Ansar Al-Chariaâ et l'arrestation des djihadistes qui ont décidé de braver cette interdiction. Le 25 mai, le chef du parti islamiste au pouvoir, Rached Ghannouchi est allé jusqu'à estimer que les djihadistes sont les «khawarijs des temps modernes ». (Les khawarijs sont ceux qui se sont rebellés contre l'Imam Ali à l'époque du califat. Ils ont aussi taxé d'apostasie les compagnons du Prophète de l'Islam et tous ceux qui s'opposaient à leur point de vue, NDLR). «Les salafistes djihadistes et Ansar Al Chariaâ sèment le chaos et le désordre là où ils passent. Ce sont les khawarijs des temps modernes », Rached Ghannouchi lors d'un meeting tenu à la Cité Ettadhamen, fief des djihadistes. Le leader d'Ennahdha est même allé à défier Ansar Al Chariaâ et les salafistes djihadistes en général de lui donner un seul exemple pays où leur interprétation de la religion a réussi. Dans les rangs de l'opposition, plusieurs partis refusent tout dialogue avec les djihadistes. «Il faut faire preuve de fermeté à l'égard de tous les groupes qui ne reconnaissent pas l'Etat, ne reconnaissent pas le système civil et républicain, qui veulent instaurer le califat, qui sont en dehors de la loi, de la légalité », lance Taïeb Baccouche, secrétaire général de Nida Tounes, un parti honni par l'organisation Ansar Al-Chariâa. «Ces djihadistes ne croient même pas en l'Etat. Ils ne reconnaissent pas la notion de la tunisianité. Ils ont une vision supranationale des choses qui veut faire ressusciter la Oumma islamique. Bref, 14 siècles séparent nos visions", martèle de son côté sous le couvert de l'anonymat un dirigeant du Front Populaire, une coalition regroupant une douzaine de partis de gauche. Apprivoiser l'ogre djihadiste Plusieurs petites formations islamistes ainsi que des partis centristes sont, toutefois, favorables au dialogue avec les salafistes. Le 11 octobre dernier, le Président de la République et président d'honneur du Congrès pour la République, Moncef Marzouki, a accueilli au Palais de Carthage une délégation de cheïkhs de la mouvance salafiste, dont le djihadiste Abou Souhaïb Ettounsi. Le Chef de l'Etat a souligné, à cette occasion, souligné « la nécessité de l'engagement de toutes les composantes de la société à combattre la violence et à instaurer le dialogue et la tolérance dans la défense des différentes positions et convictions religieuses ». De son côté, le président du mouvement Wafa a estimé qu'il faudrait dialoguer avec les djihadistes. « Le ministère de l'Intérieur a pris une mauvaise décision, en interdisant le congrès de la Mouvance Ansar al-Chariaa, à Kairouan. Ce congrès est une manifestation pacifique et le ministère aurait dû trouver une solution médiane pour apaiser la situation », a-t-il indiqué le 19 mai. Certains autres partis appellent à combiner dialogue et solutions sécuritaires pour traiter le phénomène djihadiste. « Face à la violence il faut opposer la violence légale de l'Etat pour rétablir la sécurité et le Droit. Nous en sommes là aujourd'hui. Mais demain il faut dialoguer avec eux. En Egypte, les salafistes n'utilisaient que la violence dans les années 1990. L'Etat a utilisé la coercition. Mais dans le même temps, un dialogue approfondi a été mené pendant qu'ils étaient en prison et qui a porté ses fruits. Aujourd'hui les salafistes égyptiens participent aux élections et sont représentés au Parlement», précise Ahmed Néjib Chebbi, président de la haute instance politique du Parti Républicain. M. Chebbi estime, par ailleurs, que « la pauvreté et la marginalisation constituent le terreau fertile de l'extrémisme religieux » et appelle par conséquent l'Etat à donner des perspectives aux jeunes…