Dans un récent dossier, la revue Medium s'était interrogée sur la notion d' »écrivain national » et la pertinence de l'expression « la langue de Molière » pour désigner le français. « La République des livres » s'en était fait l'écho. Retour sur ce débat d'histoire littéraire qui vire au débat d'idées avec Antoine Compagnon, professeur de littérature française au Collège de France et à l'université Columbia de New York, auteur d'essais sur Brunetière, Proust, Montaigne, les Antimodernes et tout récemment d'un Baudelaire, l'irréductible (333 pages, Flammarion) Pas très ancienne, cette notion d' « écrivain national », non ? Elle date de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, du premier romantisme, de l'institution du Panthéon comme monument des grands hommes, et de l'idée que l'âme d'une nation se reflète dans ses arts et sa littérature. Jean-Claude Bonnet l'a montré dans Naissance du Panthéon (1998). Les architectes se mettent alors à graver au fronton des bibliothèques et des universités les noms des grands écrivains : Homère, Virgile, Dante, Shakespeare, Cervantès... On fait de même dans les musées, les conservatoires de musique, les salles d'opéra. L'historien de l'art Francis Haskell a étudié ce phénomène dans un petit livre stimulant, La Norme et le Caprice (1976), sur la formation du canon dans les différents arts et sur son inscription sur les monuments. Pourquoi ne peut-on se contenter de « la langue de Molière », ni même de la « langue de Voltaire » comme on disait en fait ? Il existe un problème français singulier, alors qu'il n'y a pas d'incertitude au XIXe siècle sur l'écrivain porte-drapeau des autres grandes langues européennes. Nous n'avons pas encore mentionné Pouchkine, ni Goethe, qui s'imposa vite en Allemagne contre Schiller. Ces grands écrivains nationaux sont sans rivaux et les mêmes noms reviennent partout. En France en revanche, nous sommes confrontés à un embarras de richesses, ce qui peut devenir un handicap puisque il est impossible de déléguer l'esprit de la nation à un seul écrivain, mais ce qui témoigne aussi du caractère exceptionnel de notre littérature. A la différence des autres grandes littératures européennes, qui ont connu des hauts et des bas selon les siècles, qui ont traversé des périodes moins fécondes, la littérature française a pour propriété d'avoir été continue depuis le Moyen-Age et la Renaissance. Elle a produit des grands écrivains à toutes les époques. On ne peut donc pas la résumer en un seul, et c'est sa grandeur. On s'est souvent demandé ce que l'on ferait si l'on ne devait garder qu'un seul nom à graver au fronton auprès des autres grands écrivains européens. Molière ? Oui, mais il s'est illustré dans la comédie, genre insuffisamment noble. Voltaire ou Rousseau ? Oui, mais le consensus n'est pas possible autour de penseurs liés aux Lumières et qui ont annoncé la Révolution. La solution n'est pas facile. D'autant que l'on voit resurgir aujourd'hui, à travers les débats sur l'identité nationale, une lame de fond anti-Lumières qui rassemble des esprits religieux et conservateurs venus de tous horizons... J'avais déjà relevé cette tendance en 2005, à la suite de mon livre sur Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes : désormais les antimodernes sont des hommes et des femmes qui défendent l'héritage des Lumières, à rebours de la doxa qui le conteste. Un Baudelaire ou un Cioran pouvait taquiner les Lumières, cela ne portait pas à conséquence ; mais nous vivons aujourd'hui un renversement : être antimoderne, si c'est toujours se porter contre le consensus de ses contemporains, cela impose maintenant de défendre les Lumières. Leur contestation a commencé par la critique de la notion moderne de progrès (technique, scientifique, social), qui a cessé d'être admise (principe de précaution, croissance zéro). Les catholiques du XXe siècle étaient marqués par les idées de l'école républicaine ; ils s'étaient convaincus que l'Eglise avait su profiter de la loi de séparation de 1905. Ce consensus laïc n'est plus le cas, comme en ont témoigné les manifestations d'il y a deux ans. Dire qu'en 1981 François Mitterrand avait été élu grâce aux suffrages des catholiques de gauche, notamment de l'Ouest... Revenons au cas français du « Grand écrivain national »... Albert Thibaudet avait bien observé le problème de la littérature française ; celle-ci ne peut se réduire à un seul grand écrivain, parce que les écrivains français vont toujours par deux, comme des couples de contemporains ou de successeurs, mais en tout cas inséparables : Ronsard et du Bellay, Voltaire et Rousseau, Descartes et Pascal, mais aussi Montaigne et Pascal, Corneille et Racine, Hugo et Baudelaire, ou encore, après la mort de Thibaudet, Sartre et Camus, ou encore Duras et Sarraute, ou Le Clézio et Modiano, les derniers Nobel. Baudelaire et Hugo aussi, une rivalité ? Certainement, et Baudelaire est même devenu « le » grand poète français, le plus lu, le plus étudié au lycée. Il lui a fallu attendre la Première Guerre mondiale, entre le cinquantenaire de sa mort en 1917 et le centenaire de sa naissance en 1921, pour n'être plus un « poète maudit », mais il s'est bien rattrapé depuis. Aujourd'hui, on lit plus Baudelaire qu'Hugo, et sans doute qu'Apollinaire ; on présente des poèmes du Fleurs du mal plutôt que des Contemplations ou d'Alcools au bac de français. Vous qui avez consacré des livres à Proust, Montaigne, Baudelaire, vous votez pour qui ? Dans cette compétition, Gide avait choisi son camp : il votait pour Montaigne. Il s'en était expliqué au début des années trente, lors d'un entretien à Berlin avec un jeune journaliste qui s'appelait Walter Benjamin. Je suis sur la même ligne. C'est d'ailleurs autour d'hommes comme Montaigne que s'est instituée l'idée même de nation. Au XVIe siècle, temps des guerres civiles, il faisait partie de ceux que l'on appelait les « politiques », qui plaçaient l'unité de la nation au-dessus des divisions religieuses. Il était un partisan de l'Edit de Nantes avant la lettre, un précurseur de la théorie du contrat social et de notre laïcité. Peut-on alors définir le français comme « la langue de Montaigne » ? Pourquoi pas ? Il pensait écrire dans une langue qui évoluerait si vite que l'on ne pourrait plus lire ses Essais au bout de cinquante ans ; il croyait que le latin, lui, durerait, mais il avait choisi d'écrire pour ses proches, donc en français. Or il a contribué à la fixation de notre langue. Il a aussi été d'emblée un écrivain transnational, immédiatement traduit en anglais. La Tempête de Shakespeare doit beaucoup à son chapitre « Des cannibales », dont le nom de Caliban, anagramme qui en est tiré. Montaigne est pour ainsi dire au départ de la série de tous ces couples de grands écrivains qui s'est perpétuée par la suite. Et puis il représente parfaitement la notion de tolérance, de haine de tous les fanatismes, dont nous avons tant besoin aujourd'hui. Et Baudelaire, tant le moderne que l'antimoderne ? Il ne peut pas aussi aisément susciter de consensus. Je m'en suis bien rendu compte lorsque je lui ai consacré une série d'émissions l'été dernier sur France Inter. Le problème avec lui, c'est qu'il parle de choses dans lesquelles nous nous reconnaissons encore. Le monde n'a pas tellement changé depuis Baudelaire en ce qui concerne le grandes questions politiques et sociales : la souveraineté populaire, le suffrage universel, la doctrine du progrès, la foule, l'art moderne. Or, comme on se sent proche de lui, on a du mal à accepter ce qu'il dit des femmes ou de la peine de mort. La familiarité que l'on entretient avec lui rend plus choquantes certaines de ses assertions. Il n'est pas seulement le poète préféré des intellectuels, plus encore que Mallarmé, mais celui qui est le plus souvent choisi par les candidats au baccalauréat. Il incarne la résistance à la modernité dans la modernité sans être académique ni conservateur. Il veut être emporté dans le mouvement sans céder en rien sur son droit de regard, sans renoncer à sa réserve, fut-elle une restriction mentale. Est-ce paradoxal ? Il me semble que chez tous les vrais modernes, on trouve un élément de résistance. Tout progrès implique un regret. On rencontre une semblable nostalgie tant chez Chateaubriand que chez André Breton. La France est-elle encore une nation littéraire ? Nous sommes sous le coup d'une illusion d'optique qui fait dire à certains qu'il n'y a pas de nos jours de grands écrivains français. Comme s'il y en avait eu des dizaines à chaque siècle ! Je n'ai aucun pessimisme relativement à l'avenir de la littérature dans notre pays. L'attribution du prix Nobel de littérature à Patrick Modiano m'a fait plaisir. J'en ai profité pour lire ou relire plusieurs de ses romans ; non seulement je n'ai été nullement déçu, mais je n'ai aucun doute sur la valeur de cette œuvre. Ce sont Les Misérables qui ont rendu la France littéraire... Kermode remarquait que la notion de classique était indissociable de celle d'empire, d'imperium. Ce sont les empires qui font les grands écrivains plutôt que les nations. Voyez Kipling. Hugo a été universel dans la mesure où il y a eu un empire français et un empire de la langue française, ce qui n'est plus tout à fait le cas aujourd'hui. On va voir Les Misérables sur Broadway sans savoir que l'œuvre a été écrite en français.