Il n'est plus question de limiter le monde islamique au seul monde arabe. Les musulmans, qui se sentent chez eux partout à la surface du globe et même dans la lointaine Australie, puisque le Prophète les y incite par le soutien qu'il apporta au voyage, se doivent en permanence de tisser des liens nouveaux. Mais n'est pas ami de l'islam qui veut. Il faut de la culture, de la curiosité, du voyage. Il faut surtout un certain altruisme, le goût du dépassement, une perspicacité à toute épreuve. Cela semble bien tranché, inhabituel, singulier pour qui ne connaît pas. Il faut tout reconstruire, les sons, les saveurs, les fragrances, les couleurs et même la distance conventionnelle entre deux êtres qui se parlent, sans se connaître vraiment. Reconstruire ou créer. Nombreux sont ceux qui ont défendu l'Islam, l'ont raconté dans des récits qui ont marqué l'historiographie de ces deux derniers siècles : de Louis Massignon (1883-1962) à Vincent Monteil, encore en vie, en passant par Henry Corbin (1903-1978), Jacques Berque (1910-1995), Théodore Monod (1902-2000), Isabelle Eberhardt (1877-1904), Denise Masson (traductrice du Coran), Régis Blachère (1900-1973), Jean Genet (1910-1986), Pierre Loti (1850-1923), mais aussi, dans un genre différent, Dante, Karl Marx, qui allait se soigner en Algérie, Max Weber, Lawrence d'Arabie (1888-1935), Arthur Rimbaud (1898-1979), Wilfred Thesiger (1910-2003), le Russe Kratchowski et, aujourd'hui, Jacques Lacarrière, Jean-Marie Le Clézio, Michel Tournie. On pourrait ajouter encore Maurice Béjart,Germaine Tillion, hier Pierre Bourdieu ou Jean Cocteau. Tous ont défendu une intimité de l'Islam qu'ils savaient fragile et éphémère, encore inconnue de leurs coreligionnaires quand elle n'était pas tenue en suspicion. Ils ont eux-mêmes souffert de ne pas avoir été compris, tandis que leurs écrits, paradoxalement, étaient promis à une belle longévité. L'Islam a passionné ces dilettantes d'un autre genre, férus de langues anciennes, d'archéologie, de sémiologie, d'épigraphie et d'études religieuses. Qu'on s'appelle Champollion (1790-1832), ou Gérard de Nerval (1808-1855), on se laisse envoûter par l'exotisme oriental et les manières urbaines de la Méditerranée orientale. Y goûter, c'est s'y perdre. Rimbaud, aventurier et voyageur impénitent, en a fait l'expérience, édifiante par tant d'aspects, et Flaubert, Maupassant, Loti et d'autres en ont rapporté des souvenirs à foison. On comprend alors que chacun a donné au mieux ce qu'il avait d'énergie, de talent, de curiosité affectueuse et de passion. La plupart y ont passé leur vie, la terre arabe était leur berceau, et certains comme Dinet, ou Genet, ont demandé à s'y faire enterrer. Qu'ont-ils aimé le plus ? Les garçons pour les uns, les paysages envoûtants pour les autres, peut-être aussi l'ascétisme de cette religion, et que sais-je encore ? le hammam, la poésie, les fleurs, les souks, les bacchanales au clair de lune dans des patios perdus dans le désert, la sonorité gutturale de la langue, le souffle décapant de la mystique musulmane ? Quel était donc leur tourment pour accepter tant d'efforts et tant de sacrifices ? Et les Européens aujourd'hui qui vont du Riyad secret de Marrakech jusqu'aux palais à moucharabiehs du Caire ou d'Alep, de la maison cossue d'Istanbul dressée sur les berges du Bosphore jusqu'au fortin du Yémen, en passant par le désert, par Hammamet ou Essaouira, Samarakand ou Amman, que pensent-ils de l'Islam ? Et pourquoi les fascine-t-il ? Tels sont les amis de l'Islam : à la fois poètes et aventuriers, écrivains et voyageurs, un peu missionnaires, un peu espions – peut-être informateurs malgré eux, mais toujours fidèles, passionnés et étrangement constants au point qu'ils paraissent aimer sur islam, voire cette part intangible de celui-ci, sa civilisation, son raffinement, sa douceur. Tant il est vrai que l'homme se mesure en effet à ses mœurs. Ici, la convivialité est de règle et lorsqu'un soldat de Dieu fréquente les gens du désert, il accepte au-delà du possible la vie comme elle s'offre, comme se rendre disponible aux Touaregs avec lesquels il vit. Cette beauté de l'exil enchanteur, les amis de l'Islam l'ont, sous leur plume, par leur vie, rendue depuis longtemps plus voluptueuse même que leur réalité. Fantasme, hallucination, obsessions délirantes, en fouillant l'histoire de chacun d'eux, on verra – j'ai vu – combien ces étiquettes étaient dérisoires au regard de leurs engagements. On trouvera dans ce dictionnaire plusieurs portraits de ces hommes-là, Charles de Foucauld, Gérard de Crémone, Louis Massignon, Lawrence d'Arabie mais aussi Montesquieu, Verdi, et un certain nombre d'islamologues reconnus, des vrais savants, des couturiers, des parfumeurs, des journalistes. Un mot pour finir. En 1898, Guillaume II, au retour des Lieux saints de l'Islam, s'arrête à Damas et déclare être ami de tous les musulmans.