Le cuisinier balaie, tandis qu'un réceptionniste retape les fauteuils couleur crème du hall transformés en lits de camp. Depuis des semaines, l'Hôtel Africa de Tunis, 5 étoiles, 214 chambres, 217 salariés, est occupé nuit et jour par ses employés en grève. L'établissement mitoyen du ministère de l'intérieur sur l'Avenue Habib-Bourguiba, qui a servi de QG à toute la presse pendant la révolution tunisienne et abrité les studios d'Al-Jazeera, est toujours cerné, comme avant la chute de l'ancien régime, par des hautes palissades de fer. Mais sur ces dernières, cette fois, ce sont d'autres noms, ceux de la direction, qui sont accolés au mot “dégage”. “Le 24 janvier, nous avons écrit une lettre au patron pour lui demander des augmentations de salaire et la régularisation des contractuels. Une soixantaine d'entre nous ont dépassé la période limite de quatre ans en contrat à durée déterminée”, explique un technicien, soucieux, comme les autres employés qui se relaient sur le piquet de grève, de garder l'anonymat. En retour, poursuit-il, promesses et menaces se sont succédé : “C'était comme le dernier discours de Ben Ali : dans deux ans…” Une bonne partie des salariés a alors adhéré au syndicat UGTT, très actif pendant le soulèvement populaire qui a abouti à la fuite de l'ancien président Ben Ali, le 14 janvier. “Pour la dignité” La situation s'est enlisée. Peu à peu, les réservations n'ont plus été acceptées. “La direction nous a menacé de fermer, on n'y a pas cru, soupire le technicien. Mais ils ont demandé à Al-Jazira de quitter les lieux, sous prétexte qu'ils ne pouvaient plus assurer leur sécurité, et, le dernier client parti, ils ont tout fermé, le 10 février. Depuis, nous sommes ici.” Propriétaire de l'hôtel, le groupe El Mouradi, dirigé par Mejid Mhiri, considéré comme proche de l'ancien président Ben Ali, possède 17 autres établissements et emploie près de 30 000 personnes en Tunisie. “Ils ont peur, s'ils cèdent, que tout le groupe se mette en mouvement”, soupçonnent les employés d'Africa. “De toute façon, l'Etat est en crise, les touristes ne sont pas là, le groupe El Mouradi est encore gagnant”, râle le marbrier. Des procès ont été intentés, perdus et gagnés à tour de rôle. Les grévistes, délogés par la force une fois, ont “repris le contrôle” des lieux dès le lendemain. Les discussions se sont poursuivies, tendues, sans aboutir jusqu'ici. “Ils ont voulu qu'on retire le mot “dignité” sur nos banderoles”, indique, ironique, un agent d'entretien. Partout en Tunisie, malgré les appels à la patience du gouvernement, des mouvements de grève “pour la dignité”, slogan de la révolution, ont surgi dans les usines et les entreprises. A l'Hôtel Africa, les employés connaissent la bonne santé financière de l'établissement. Ce fameux mois de janvier, avec 1,3 million de dinars (658 000 euros environ), le chiffre d'affaires de l'hôtel transformé en salle de rédaction a battu tous les records.