Sans compter le ton employé par Mehdi Jomâa, alternant le signal d'alerte avec le cri d'alarme, l'interview, son premier grand oral, est beaucoup plus farcie d'effets d'annonce que de franches annonces. Le redit plus que l'inédit. Les supposées et tant attendues révélations, les confidences de première main, ne sont qu'un assortiment de plats réchauffés. Quelque part, on est resté sur sa faim. Rien à se mettre sous la dent qui soit vraiment nouveau ou ignoré. Le ton de l'entrevue a beaucoup plus valu que sa teneur. Les piliers de la « Feuille de route » recrachés comme on détale un vieux tapis après l'avoir dépoussiéré. Peut-être que Mehdi Jomâa a voulu redire la vérité avec ses propres mots et ses propres déclinaisons. Un nouveau style de communication surfant sur les sentiments de peur pour mieux les enraciner, en vue de provoquer une reprise de conscience au niveau national et de faire avaler au peuple l'impérieux et non moins inévitable scénario d'une nouvelle saignée de sacrifices. Un ton alarmant porté par une voix alliant sérénité et franchise, voilà la potion proposée. D'abord, quatre observations d'ordre général : 1- Mehdi Jomâa a parlé comme s'il n'a aucun rapport avec le gouvernement évincé, dont la médiocrité, l'échec, la partialité partisane, le manque sinon l'absence de stratégie et de vision ont fait le lit de la crise politique, de la déconfiture socioéconomique, de la montée de l'insécurité et de la dépravation de l'appareil de justice. En un mot, de son échec. Mehdi Jomâa a multiplié les exercices de style pour se garder d'assumer une part, aussi mince fût-elle, dans le bilan noir du précédent gouvernement. 2- D'aucuns estiment que l'interview a été préparée et que les questions ont été soumises au préalable, à en juger par la posture des deux journalistes plutôt amène et sans provocation. Ils n'ont pas cherché à acculer Mehdi Jomâa dans ses derniers retranchements ni rebondir, avec des questions bien ciblées, sur les brèches dont il a ponctué parfois ses propos. 3- Pourquoi Mehdi Jomâa a-t-il tenu à faire son premier grand oral maintenant et non après 100 jours de labeur comme la tradition et le bon sens commandent, du moins dans les pays démocratiques ? Peut-être qu'il était nourri par l'idée de passer un message d'alarme, une onde négative pour secouer plutôt que de dénuder la vérité tout en débouchant des perspectives, ce qui est de nature à favoriser l'apaisement et le regain de confiance. En tout cas, en termes de communication, l'opération n'est pas une grande réussite. 4- Mehdi Jomâa a bien dressé un diagnostic, sombre et réel à la fois, mais sans vraiment assortir ses propos d'alternatives de redressement, de plans de reconstruction. C'est vraiment là où le regard des tunisiens était braqué et non sur le catalogue de défaillances et d'insuccès et de tares dont il a largement émaillé son discours. Pour revenir au contenu de l'interview, il est admis que la crise économique, le chaos social, le désordre sécuritaire ou la gangrène partisane, constituent tout autant de sujets certes graves mais longtemps consommés dont toute la Tunisie parle et s'inquiète depuis belle lurette. De toute évidence, Mehdi Jomâa n'a rien appris de nouveau au peuple, il n'a fait que remâcher les mêmes constats de désolation sans sortir des sentiers battus et des lieux communs. Le fait qu'il ait employé le terme « sacrifices » à diverses reprises traduit son état d'esprit et laisse comprendre que les tunisiens sont promis à des jours noirs. La révisions des nominations politique, la lutte contre la pieuvre terroriste, la dissolution des présumées Ligues de Protection de la Révolution (les fameuses et bien fâcheuses LPR), la stratégie à mettre en place pour assurer la neutralisation et la réappropriation des mosquées, l'objectif ultime de conférer toutes les conditions de neutralité, de transparence et de sécurité , et bien sûr de réussite, aux prochaines échéances électorales, ne sont un secret pour personne. Toute la Tunisie, toutes classes confondues, en bruit depuis fort longtemps, outre que c'est l'essence même de la « Feuille de route », fruit d'un consensus national, longtemps heurté mais finalement mené à bon port. Aucun mot ou presque sur le bilan et la gestion du gouvernement sortant (dont il faisait partie, faut-il encore fois le rappeler), ainsi que sur la logique revancharde, sourde et partisane ayant imprégné sa politique durant tout son mandat. Rien sur des sujets devenus paradoxalement tabous (corruption, justice transitionnelle, situation confuse sinon insondable des hommes d'affaires tunisiens, réforme fiscale, désarroi de la jeunesse, cause et effet de la flambée de l'endettement public, pouvoir d'achat, coût de la vie,....). Il s'agit là de constat et non de procès d'intentions, d'une lecture d'un discours et non d'offensive de discrédit. On aurait aimé un autre style de communication, un autre type de message, un autre ton moins sombre et plus fédérateur, même s'il faut reconnaitre à Mehdi Jomâa son souci d'éviter la langue de bois et sa volonté de tenir un langage de vérité. Il est aussi à son crédit de le voir faire chuter son intervention sur les valeurs de travail et de solidarité. En conclusion, le premier grand oral de Mehdi Jomâa est trop mitigé, trop fragmentaire et trop fuyant sur certains points pour être perçu d'une manière uniforme ou saisi selon une seule grille de lecture. En tout état de cause, le fait que la prestation ne soit pas passée inaperçue, ait défrayé la chronique, ait suscité un tel fouillis de réactions, différentes sinon opposées, constitue en soi un motif de satisfaction, du moins pour lui et lui donne forcément matière à réfléchir et à rectifier le tir dans la perspectives de ses prochaines grandes sorties médiatiques. Auquel cas, ce sera l'occasion de voir si la première impression, très partagée, que son premier grand oral a laissé dégager sera confirmée ou infirmée. Attendons voir !