La révolution culturelle a-t-elle eu bien lieu ?! La mue, longtemps en gestation, toujours reportée, semble aujourd'hui frapper à la porte de la réalité. Le dernier Congrès, le dixième en titre, semble en indiquer et en prendre la voie. La masse critique est largement atteinte, la motion soumise à cet effet estadoptée à 93,5% par les 1 200 délégués. Dans les arcanes d'Ennahdha, le consensus, en termes de scrutin et de vote, est dégagé pour ouvrir le chemin à la mutation, à l'accession à un autre palier, malgré le dernier carré de détracteurs, qui constitue certes un noyau dur mais dont la marge de manœuvre et la faculté de résistance sont réduites à une peau de chagrin. Le discours, ferme et limpide, confortée par une massive majorité, n'en reste pas moins insuffisant pour prendre ce virage critique et non moins décisif. C'est à l'aune de l'action tangible que le projet de transformation sera jugé. En effet, la mutation n'est pas un projet qu'on décrète mais un processus sur lequel toutes les structures se greffent, une culture dont on s'imprègne et qu'on restitue sur le terrain. Il ne suffit pas de l'annoncer mais de la porter à bout de bras. Il ne suffit pas de la voter, même massivement, mais d'en faire un cheval de bataille et un fer de lance. La mutation est avant tout un déracinement. Séparer le politique de la prédication est un acte chirurgical, libérateur pour certains et traumatisant pour d'autres, dans la mesure où les deux dimensions ont toujours structuré et formaté Ennahdha depuis sa création. Après 35 ans de culture bicéphale et bivalente, traversant les époques et les générations, l'opération de séparation comporte en soi ses propres foyers d'échec et ses propres germes d'infection. Le lien ombilical est trop profond pour être coupé sans effets adverses et sans risques de complication.On ne peut effacer d'un tour de mains, même lors d'un congrès, même dans l'unanimité, les pesanteurs de 35 ans d'ancrage idéologique. Tout en présumant la bonne foi des ténors d'Ennahdha, et sans velléité de leur faire un procès d'intentions, certains éléments restent ambiguës sinon truffés de paradoxe : Pour que la mue d'Ennahdha soit complète et crédible, d'autres contradictions internes, qui l'ont longtemps traversé et fragilisé, sont censées être levées, outre la séparation entrele politique et la prédication, qui est considéré, par les pontes d'Ennahdha, comme le plus important dilemme. 1- Mouvement ou Parti ?! Jusqu'ici Ennahdha se complait de cette dualité. Quelque part, Ennahdha reste coincé entre deux ligne, sans pouvoir quitter ses habits originels de mouvement (MTI) ni enfiler les vêtements de parti politique. D'où la schizophrénie. 2- Loyauté à qui ? Par moments, Ennahdha, à travers ses leaders, laisse penser que sa loyauté est à double vitesse: De façade (sur la forme) pour la Tunisie mais sur le fond, pour la confrérie des « frères musulmans ». L'intérêt strictement partisan supplantant l'intérêt national. Rached Ghannouchi a précisé qu'Ennahdha doit devenir « un parti démocratique national qui place l'intérêt de la Tunisie au-dessus des siens ». Il aurait été moins opaque s'il avait dit « au-dessus de tout ». La double filiation est criarde. 3- Ennahdha est-il en prolongement ou en rupture avec l'idéologie des « frères musulmans » ? Longtemps, son allégeance a été à cette nébuleuse dont il est, dans les faits, l'héritier et le représentant. L'épisode égyptien a montré qu'Ennahdha, en assimilant la destitution de Morsi à un coup d'Etat, reste inféodé aux « frères musulmans ». Il n'a jamais cherché à couper les ponts, à s'en démarquer et à construire son propre socle politique et idéologique. La position plutôt molle, pour ne pas dire complice, d'Ennahdha, dans l'ensemble, à l'égard du mouvement salafiste extrémiste et par rapport à l'obscure doctrine wahhabite rampante, étayent l'idée qu'Ennahdha n'a pas rompu avec la mouvance pure et dure de l'islamisme et a choisi de rester dans le sillage des « frères musulmans » et perméable au wahhabisme. 4- Moraliser ou islamiser la société? Ennahdha ne brille pas par sa clarté au sujet de cette posture manichéenne concomitant deux visions. Derrière le discours visant à moraliser la vie publique et l'espace social se faufile le projet, publiquement inavoué, d'islamiser la société tunisienne et d'en renverser le système séculier prévalant jusqu'ici. Un modèle cher aux tunisiens et fruit de deux siècles de réformisme où la Tunisie n'a jamais connu de crise d'identité ou de controverse confessionnelle, où jamais l'Islam n'a été menacé ou défiguré. En tout état de cause, le mouvement de mutation enclenché par Ennahdha soulève encore des interrogations, notamment sur la conviction de ses leaders dans le projet de transformation, massivement préconisé et voté, et sur la fiabilité et la viabilité d'une telle lourde et traumatisante opération. D'ailleurs, le fait que Rached Ghannouchi , lors de son discours, n'ait pas jugé utile d'invoquer aucun verset du Coran, alors que Béji Caid Essebsi en a cité plein, montre le dilemme et renseigne sur l'inconfort du parti et de son chef. La volonté de transformation et le Congrès lui-même sont aussi des messages à l'adresse de la communauté internationale, en particulier les partenaires occidentaux, selon lesquels Ennahdhaa intégré l'identité tunisienne, a digéré la culture démocratique et a coupé les ponts avec la confrérie des » frères musulmans ». Il est désormais un parti politique dépouillé de ses paradoxes, ancré dans la modernité et acceptant le souffle laïque ou plutôt laïcisant de la société. Et à ce titre, il est un parti structuré, progressiste et crédible sur lequel on peut miser. Alors la mutation est-elle un choix ou un impératif ? Un repli tactique ou une transition stratégique ? La prochaine pratique d'Ennahdha en donnera la réponse !