La rencontre de Paris autour de la révolution tunisienne : « Arts, révolution, poïétique » est intéressante à plusieurs égards. D'abord de par les communications présentées, aussi intéressantes les unes que les autres, tant par leurs orientations divergentes que par leurs aspects convergents. Remarquable est cependant te ton à deux niveaux d'approche, nettement démarqués, celui des Tunisiens d'un côté, celui des Français de l'autre. Cette distance a permis de donner aux interrogations des éclairages variés et une analyse modulée selon la perception de chacun des intervenants. Le débat franc et sincère, animé dans la convivialité, a laissé paraître la profondeur de la problématique posée et ses implications plurielles. En effet, alors que les chercheurs français étaient davantage du côté de l'analyse esthétique et/ou historique, les chercheurs tunisiens ont, pour la plupart, collé au politique dans une tentative d'évaluation « sans concession », pour reprendre la formule de la modératrice du séminaire, Mme Yvonne Flour, vice-présidente du conseil scientifique de l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris1). Ainsi, du côté français, si Françoise Brunel a analysé la nudité de l'homme révolutionnaire, image à l'appui (Jean-Baptiste Frédéric Desmarais (1756-1813) - Le Berger Pâris, 1787), pour réfléchir sur « l'incarnation civique en rapport à la Révolution française » ; Jacques Leenhardt est revenu sur le geste de Mohamed Bouazizi pour interroger « le trouble de l'art dans les tempêtes de l'histoire ». A son avis, le geste de l'immolation de ce jeune homme est inaugural, grâce à un mouvement populaire qui l'a sauvé de l'oubli auquel est voué généralement le fait divers. C'est le sens collectif qui, surajouté au geste, contribue à la construction du symbole. A la fin, il s'est demandé si, d'un côté, la révolution tunisienne peut se prévaloir d'une certaine singularité et si, d'un autre, on peut y mettre au même niveau la part de la poïétique et celle du politique. Quant à Eliane Chiron, elle est partie du travail qu'elle avait accompli, une année durant, sur une image filmée en 20 secondes à l'avenue Bourguiba (photo retenue comme affiche de la rencontre) : c'est l'image de « la petite tunisienne », comme elle se plaît à l'appeler, envisagée à travers son autopoïésis, c'est-à-dire en tant qu'image en train de se faire. C'est à se demander si cette image n'est pas vraiment le symbole de la révolution davantage conçue comme un trajet plutôt que comme projet. En fait, Eliane Chiron pense que son travail numérique est arrivé à figurer un monde qui n'a jamais existé que dans cette image, selon le mode de l'organisation autopoïétique, celle des cellules de notre corps. Dans une communication intitulée « Révolution et poïétique de la violence en Tunisie dans les vidéoclips », Senda Zinelabidine prit pour corpus les clips de Ouelelquinze et de Clay pour se demander si la violence y joue le rôle d'un nouveau référent esthétique ou d'une forme d'affrontement artistique. Pour elle, la présence de la violence dans les clips n'a jamais été aussi présente, visant peut-être à masquer le quotidien ; les jeunes rappeurs en useraient pour exprimer leur liberté et leur affrontement du pouvoir en place. Tel semble être le sens des fils barbelés, du rapide déferlement des images, du gestuel des protagonistes, de la transgression éthique, comme un texte de vengeance où la violence prend une valeur cathartique. Saïfallah Abderrazak s'est intéressé à la production musicale d'après janvier 2011, ce qu'on appelle « la musique alternative » qui se réfère à des sources internationales, notamment le Rock. Il revint sur le rôle des médias dans la propulsion de ces produits, notamment RTCI et JawharaFM, et prit comme exemple de propulsion, le cas d'Amel Mathlouthi et sa chanson « Kelmti Horra » (Ma parole est libre). Le contraste est souligné avec les anciens de la chanson engagée qui eurent de la peine à récupérer un terrain où ils se mouvaient facilement à leur naissance. De son côté, Mansour M'henni a essayé de montrer jusqu'à quel point il est difficile de creuser la problématique posée du rapport entre « arts, révolution et poïétique » dans un contexte tunisien trop marqué par le discours politique au détriment de la pratique culturelle, soulignant que la responsabilité est partagée entre ceux qui n'ont aucun projet de politique culturelle, entre les intellectuels et les créateurs qui ont marqué un certain silence, sinon une démission caractérisée même si elle est provisoire, et entre les médias par trop emporté par la passion du politique pour se soucier d'un vrai projet culturel. A preuve, plusieurs créateurs continuent laborieusement leur tâche, isolément souvent, sans aucun intérêt des médias pour leur œuvre. Peut-être qu'à la fin, suggère-t-il, conviendrait-il de revenir, modestement en apparence mais profondément en fait, à l'idée de Kateb Yacine que la révolution n'est que le mouvement de la vie, conforme à la structure du cosmos. Radhi Daghfous et Naoufel Ben Aïssa se sont attaqué à l'amalgame qui caractérise la société tunisienne au nom de la révolution : amalgame entre Islam et islamisme, entre Etat et religion, entre passion du pouvoir et compétence de gouvernance. Ils ont souligné la complexité de la situation présente mais restent confiant quant à l'issue heureuse du fait même de la nature séculaire de la société tunisienne. Au départ du travaux, Mohamed Zinelabidine, co-initiateur de la rencontre avec Eliane Chiron, a posé le problème de la dénomination même de ce grand moment historique en Tunisie qu'a été le 14 janvier 2011, dans l'ambivalence du moment et dans le jeu politique à différents revers, et s'est demandé s'il ne s'agit pas aujourd'hui de penser la poïétique comme « un discours des raisons et de déraison de l'Etat ». Il s'est adressé, dans son propos qu'on dirait de rationalité lyrique, aux dirigeants actuels de la Tunisie pour leur demander des explications sur les défaillances flagrantes de leur gouvernance, pour le malheur et la désillusion du citoyen tunisien. Au final, cette rencontre savamment et intelligemment modérée par Yvonne Flour, une juriste bien cultivée, a ouvert d'autres perspectives de réflexion et d'autres pistes de recherche dont la première peut-être est celle qui chercherait à répondre à la question : « Qu'est-ce qu'une révolution aujourd'hui ? ».