« Il ne faut jamais se réjouir du malheur des autres », me disait ma grand mère. Pourtant, se réjouir du malheur des autres, c'est un travers très humain. Les Allemands ont même inventé un mot pour le désigner : Schadenfreude. Et Courteline affirmait que rien ne lui faisait plus plaisir que de voir un homme prendre une gifle bien méritée. Tout cela pour dire que j'ai des sentiments très mêlés quand je pense à cette affaire Khalifa. D'un côté, j'éprouve de la compassion pour tous ceux qui ont perdu leur chemise dans cette banqueroute et pour les employés qui se retrouvent à la rue. Mais en même temps, je ne peux m'empêcher de penser à Anouar et à Sélim et j'avoue que que je ricane alors, un peu honteux. Anouar se moquait des prudents, des gagne petit, de ceux qui recherchent les placements de père de famille. II nous appelait les « nuls », les « frileux ». Lui, il avait trouvé le filon. Lorsque les banques de la place offraient un taux d'intérêt raisonnable, il touchait le double chez le Khalife. Lors de ses passages à Paris, je lui demandais : Tu as mis toutes tes économies chez un jeune homme dont on ne sait rien ? C'est un génie, ôte ta casquette et parle de lui avec respect ! Mais as tu vérifié s'il respecte les règles prudentielles... Anouar me coupait d'un air méprisant : Ça va, on sait que tu es économiste, n'en rajoute pas. Tu me pompes l'air avec tes termes techniques. Ouvre un peu les yeux ! II y a de l'argent partout, il suffit de se pencher pour le ramasser. Salut, Anouar, qui te terres maintenant à Blida ! Le « frileux » t'invite à dîner, s'il t'arrive de passer par ici. Et il te donnera un cours gratuit d'économie... Quant à Sélim, je le vois encore s'approcher sournoisement de moi, dans le jardin du Luxembourg, puis m'arracher des mains le livre que je lisais et courir le jeter dans le bassin qui fait face au Sénat. Je l'entends encore me crier en ricanant : Il faut vivre, mon vieux ! Ce n'est pas dans les livres qu'est la vraie vie ! Sélim a tout perdu dans la débâcle Khalifa. Quand on m'a appris la nouvelle, je suis allé chercher dans ma bibliothèque quelques livres que je lui ai envoyés par courrier express. II y avait là, outre un cours élémentaire d'économie, quelques ouvrages qui lui auraient évité bien des déboires s'il les avait lus, au lieu de mépriser la culture en gros et en détail. D'abord, un livre d'histoire qui retrace tous les cas connus de « cavalerie », cette escroquerie qui consiste à payer les premiers épargnants avec l'argent des derniers ; puis le livre de A. E. Murphy sur John Law (Oxford University Press, 1997) qui explique la faillite retentissante de l'inventeur des assignats... au XVIIIe siècle. Eh oui, Sélim, rien de nouveau sous le soleil. Enfin, j'ai ajouté un livre sur l'affaire Stavisky, ce fameux escroc dont le Crédit municipal de Bayonne n'avait rien à envier à la banque de Khalifa. Emis pour 235 millions de bons de caisse, il était couvert par à peine 20 millions de bijoux déposés en garantie et qui étaient en plus faux ou surévalués. Les règles prudentielles, Anouar, les règles prudentielles ! Avant de fermer le colis, j'y ai joint une étude sur l'effondrement récent de banques albanaises, russes et macédoniennes, qui prétendaient offrir des taux d'intérêt faramineux. Bonne lecture, Sélim ! Et pardon à ma grand mère... Par FOUAD LAROUI ECOFINANCE n°33 - Juillet 2003 Site web: http://www.jeuneafrique.com