J'adore les soirs de tempête. Regarder la pluie tomber en face d'une cheminée, au travers d'une vitre de voiture, ou du haut d'un étage de bureau. Elle s'abat paisiblement avec la plus infinie des délicatesses. Elle déverse son précieux liquide fertile dans une colère douce et bienfaitrice. Je me dis que ça fera du bien aux arbres, aux cultures, aux océans, à la nappe phréatique, au puits de mon jardin et le plus gros des torts à la circulation du Grand Tunis. Des portes claquent, des voix s'échauffent, des insultes jaillissent du bureau de mon patron. Une violente tempête semble éclater au fond du couloir.
Ça fait douze ans que je travaille pour lui. Nous avons une grande complicité et je l'apprécie énormément. C'est un bon patron, mon patron. Rien à voir avec ceux qui, , qui et qui se reconnaîtront. Bosseur, loyal, chaleureux et profondément humain, il a toujours répondu présent. A mon mariage, à mes accouchements et même à mes divorces, il était là.
D'ailleurs, pourquoi il est en colère mon patron ? La voix de son homme de confiance résonne de plus en plus fort. M. X est un mystère, une sorte de cocktail indéfini : 1/3 DAF, 1/3 chargé de mission, et 1/3 homme à secrets, petits et grands. C'est une nébuleuse indéfinissable. Il passe de la banque, à la production, happe un petit voyage en mission et ne rate aucun des principaux dîners d'affaires de la boîte.
Lui, je le déteste parce qu'il est filou, de mauvaise foi, un peu louche. Il fait partie de ces gens qui ne vous regardent jamais dans les yeux, qui n'a pas la poignée franche Ne cherchez pas bien loin, vous l'avez déjà repéré dans votre entreprise, ou je me trompe ?
Il était supposé diriger un de nos départements. «Un profil rare, docile et efficace», disait de lui mon pauvre patron. «Intelligent, réactif sans devenir explosif», il était vraiment timide et calme. Du genre à qui l'on donnerait le bon Dieu sans confessions. Ma grand-mère disait souvent qu'il valait mieux se méfier des eaux qui dorment. Elle n'avait pas tout à fait tort.
Parmi les derniers à être recrutés par le biais de je ne sais quelle connaissance, M. X est devenu en peu de temps un peu indispensable, puis beaucoup indispensable et carrément complètement indispensable. Je lui avais dit mon patron de faire attention, mais le principal défaut des patrons est qu'ils n'écoutent jamais leur secrétaire vieillissante et radotante. «Ma bonne vieille sorcière, ne t'en fais pas ! Je maîtrise la situation et les hommes», disait-il non sans arrogance.
Entre-temps, la tempête grossissait dans le bureau de mon patron. N'y tenant plus, je m'en approche sur la pointe des pieds. En un éclair, la porte s'ouvre et je tombe nez à nez avec l'objet de toutes les colères. Dans sa précipitation, M. X me pousse vociférant des paroles pas très douces.
Abattu, mon patron gît dans son large fauteuil de Big boss. «Il quitte, il a des projets personnels à accomplir». Silence, gêne, inconfort Je ne sais quoi dire. Comprenez qu'il a préparé son coup en douce. Il a endormi sa proie, analysé le terrain, mis au point le complot et attaqué à un moment crucial dans la vie de l'entreprise.
Mon patron s'en remettra. Il en a vu d'autres. Il a résisté à toutes les crises. Il a eu à faire à la grogne syndicale, aux taxes, aux contrôles douaniers, au fisc, à la hausse, chute puis rehausse et rechute du dollar, à la naissance de l'euro, à la hausse non pas du pétrole, quoique, mais du kilo de soie naturelle.
N'empêche que pour le moment, nous sommes dans l'il du cyclone. Les prochains jours vont nous permettre de réellement mesurer l'ampleur des dégâts. Ce genre d'énergumènes partent en principe avec 1/3 des clients qu'ils détournent, débauchent le n°1 de la production et se positionnent avec les principaux fournisseurs, à qui ils ont rendu des services sur le compte de leur ancien emploi.
Nos piliers allaient-ils quitter l'entreprise ? J'étais en état de choc, complètement bouleversée. Je cherchais désespérément du courage dans les yeux furtifs et inquiets de mon patron, sans succès.
La suite, vous la connaissez. M. X se met à son compte, bafoue la déontologie du secteur, défie les lois et se fout totalement de la concurrence déloyale. «C'est bien comme ça que cette pratique s'appelle, Maître», je demande à l'avocat de l'entreprise cherchant du réconfort. «Parlons-en», me répond-il : «On m'a fait le coup il y a 3 mois, en plus il a ouvert un cabinet sur le trottoir d'en face».
Autour de moi, mon coiffeur, mon poissonnier, mon beau-frère agent de voyage, mon beau-père restaurateur...Inutile de faire un appel à témoins pour boucler ma chronique. Les contestations, colères, anecdotes, coups durs et foireux fusent de tous les côtés. Tout le monde se plaint. On l'oublie souvent, après la pluie vient le beau temps. Souvent, le soleil finit par briller au lendemain d'une tempête.