La méthode américaine : "Power of ideas" Si les think tanks aux USA exaltent volontiers, comme l'affirme un slogan d'Heritage «the Power of Ideas», c'est qu'elles les prennent aux sérieux. Ils assurent leur présentation (presque en termes de marketing), leur promotion, leur répétition, leur continuité, leur traduction en termes parlant aux différents publics visés, les médias, les décideurs, l'opinion Bref, les think tanks américaines ont très bien compris qu'exercer de l'influence dans le domaine des idées, est exactement la même chose que dans le domaine de la mode, de la morale, de l'esthétique, du comportement individuel, etc. : cela consiste à trouver repreneur. En effet, l'influence n'existe que là où l'influencé, que ce soit par persuasion, par imitation, par intérêt, s'approprie, intègre et considère comme sienne une idée ou affirmation de l'influent (remplacez le mot idée par façon de s'habiller, valeur, point de vue, intérêt, goût, jugement éthique, et ainsi de suite pour les autres cas. La valeur intrinsèque de l'idée n'est rien si elle n'est pas diffusée et traduite selon les codes de ses destinataires et en fonction de leurs positions et intérêts. Comment font les think tanks made in USA ? Elles travaillent en équipe et dans la continuité, elles produisent sans cessent, publient, apparaissent dans les médias, tissent des réseaux de relations Bref, elles ont une activité incessante et cohérente. Surtout, la promotion des idées est intégrée dans l'ensemble de leurs activités. Leur rôle est multiple :, outre la recherche de solution et la production de doctrines et propositions : fournir l'expertise qui inspirera les décisions publiques, contribuer à «l'agenda», filtrer pour le monde politique l'énorme quantité de données et de demandes qui remontent jusqu'à Washington. Leur mission de recherche et d'analyse est ambiguë. Il est simultanément admis que les Agences Fédérales, les autorités nationales ou locales se tournent vers des think tanks pour bénéficier d'un éclairage d'experts indépendants et que les mêmes think tanks puissent mener une action de lobbying qui en faveur des retraités, qui en faveur des partisans du troisième amendement. Tout cela n'est possible que dans un système où les crédits et les centres de décision sont décentralisés, où les partis politiques ne s'imaginent pas être les seules sources d'idées ou de programmes et où les dirigeants ne sont pas formés à la même école d'administration. Il s'y ajoute une fonction marginale des think tanks qui les associe encore davantage à l'exercice du pouvoir et que le Département d'Etat décrit ainsi : «assumer un rôle plus actif en politique étrangère en organisant des dialogues de sensibilisation et en offrant leurs services de médiateurs aux parties à un conflit». La confiance dont jouissent ces centres de recherche renvoie à la tradition de foi dans les «ingénieurs sociaux» et les «groupes de solution des problèmes». Avantage corollaire : les think tanks permettent des vrais débats entre hauts fonctionnaires qui peuvent exprimer là des idées comme ils n'auraient pas l'occasion de le faire à leur poste et experts de diverses obédiences. Ce peut même être l'occasion de «tester» une idée voire de lancer un ballon d'essai. Les analystes des think tank expliquent très franchement qu'ils «essaient» certaines idées (ce fut le cas de la doctrine d'action préemptive) parfois quelques mois avant qu'il ne devienne la doctrine de défense officielle. Les concepts sont donc testées sur un échantillon représentatif comme les « pilotes » des séries télévisées : si le public apprécie, il y aura une suite.. Les think tanks ont surtout acquis un rôle quasi sociologique dans la circulation des élites. Celui qui fait partie de la bonne institution, pourvu qu'il en possède les capacités, accède à des tribunes médiatiques, publie, atteint des postes brillants au gouvernement, dans le secteur privé, dans l'Université. Il est parfaitement admis qu'un cerveau trouve à s'employer une année au gouvernement, une année à l'Université, une fois dans une grande compagnie privée, une fois dans une think tank qui lui servira de parachute lorsqu'il quittera l'administration. Pour les think tanks partisanes, cette circulation des élites est l'occasion de promouvoir ceux qui partagent leurs vue. Avantage mutuel : le chercheur a un plan de carrière et le parti place des hommes partout. Le système fonctionne en double boucle : les think tanks promeuvent les intellectuels qui les nourrissent d'idées, souvent les appliquent et «remboursent» en prestige et réseau. Chaque changement de majorité provoque mécaniquement un mouvement entre les think tanks et le gouvernement. Quand G.W. Bush arrive au pouvoir, il recrute tout naturellement dans les institutions amies tandis que des démocrates prestigieux vont pantoufler dans des instituts de recherche moins en cour. Par ailleurs, les think tanks ont compris qu'une idée a besoin de moyens, donc d'argent pour progresser. L'historien Paul Gottfried, explique dans The Conservative Movement que les «activistes néoconservateurs ont su parfaitement maîtriser les systèmes de recherche de fonds auprès des institutions «philanthropiques» de droite et se doter ainsi des fonds nécessaires à la poursuite de leur aventure intellectuelle et éditoriale». Le système fiscal américain favorise la collecte de fonds par les centres de recherche. Le contribuable peut déduire de ses impôts les dons à une think tank proche de ses choix idéologiques, comme s'il s'agissait de la recherche sur la myopathie. Autre élément : la continuité. Là encore voir l'exemple des néo-conservateurs et la façon dont les idées des républicains ont progressé contre celles des libéraux (au sens US) pourtant bien implantés dans les Universités, les médias et auprès des élites. La reconquête des conservateurs La lutte entre think tanks de droite et de gauche commence dès les années 70. Mais le phénomène devient évident sous Reagan quand chacun doit constater, comme le sénateur Monyhian, «les Républicains sont devenus le parti des idées». Quitte parfois à se définir systématiquement contre leurs consurs qu'elles disent «libérales» (comme Brookings, Carnegie voire la Rand Corporation), les think tanks conservatrices veulent de traduire les «valeurs américaines» en théories et en propositions. Pour cela elles ont dû à la fois trouver des bases doctrinales, relire Hayek et von Mises, les deux économistes libéraux redécouverts à l'ère des reaganomics, investir les cercles académiques et les revues de prestige, occuper la scène des médias, influer sur le Congrès, proposer une réponse spécifique à tous les problèmes de l'heure. Les premiers font la pluie et le beau temps à CSIS (Center for Strategic and International Studies ) très influent dans les milieux de la Défense et de la diplomatie, à American Entreprise Institute plus centré sur les problèmes économiques, à la puissante Hoover Foundation , à Heritage, d'un niveau académique moindre mais très active à l'égard du pouvoir politique et des médias. Et finalement, ce sont parfois des think tanks de droite, mais libertariennes, comme Cato qui leur opposent la réplique intellectuelle la plus forte.